Page:Durkheim - Les Formes élémentaires de la vie religieuse.djvu/623

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d’hui, elle répugne encore à nombre d’esprits. Cependant, la psychologie expérimentale et comparative s’est constituée et il faut aujourd’hui compter avec elle. Mais le monde de la vie religieuse et morale reste encore interdit. La grande majorité des hommes continue à croire qu’il y a là un ordre de choses où l’esprit ne peut pénétrer que par des voies très spéciales. De là, les vives résistances que l’on rencontre toutes les fois que l’on essaie de traiter scientifiquement les phénomènes religieux et moraux. Mais, en dépit des oppositions, ces tentatives se répètent et cette persistance même permet de prévoir que cette dernière barrière finira par céder et que la science s’établira en maîtresse même dans cette région réservée.

Voilà en quoi consiste le conflit de la science et de la religion. On s’en fait souvent une idée inexacte. On dit que la science nie la religion en principe. Mais la religion existe ; c’est un système de faits donnés ; en un mot, c’est une réalité. Comment la science pourrait-elle nier une réalité ? De plus, en tant que la religion est action, en tant qu’elle est un moyen de faire vivre les hommes, la science ne saurait en tenir lieu, car si elle exprime la vie, elle ne la crée pas ; elle peut bien chercher à expliquer la foi, mais, par cela même, elle la suppose. Il n’y a donc de conflit que sur un point limité. Des deux fonctions que remplissait primitivement la religion, il en existe une, mais une seule, qui tend de plus en plus à lui échapper : c’est la fonction spéculative. Ce que la science conteste à la religion, ce n’est pas le droit d’être, c’est le droit de dogmatiser sur la nature des choses, c’est l’espèce de compétence spéciale qu’elle s’attribuait pour connaître de l’homme et du monde. En fait, elle ne se connaît pas elle-même. Elle ne sait ni de quoi elle est faite ni à quels besoins elle répond. Elle est elle-même objet de science ; tant s’en faut qu’elle puisse faire la loi à la science ! Et comme, d’un autre côté, en dehors du réel à quoi s’applique la réflexion scientifique, il n’existe pas d’objet