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dant leur vie, cette vertu très spéciale que les Mélanésiens appellent le mana. Nous aurons plus tard à préciser l’idée que ce mot exprime ; provisoirement, il nous suffira de dire que c’est le caractère distinctif de tout être sacré. Le mana, dit Codrington, « c’est ce qui permet de produire des effets qui sont en dehors du pouvoir ordinaire des hommes, en dehors des processus ordinaires de la nature[1] ». Un prêtre, un sorcier, une formule rituelle ont le mana aussi bien qu’une pierre sacrée ou qu’un esprit. Donc les seuls tindalo auxquels sont rendus des devoirs religieux sont ceux qui, alors que leur propriétaire était vivant, étaient déjà par eux-mêmes des êtres sacrés. Quant aux autres âmes, celles qui viennent des hommes du commun, de la foule des profanes, elles sont, dit le même auteur, « des riens après comme avant la mort[2] ». La mort n’a donc, par elle-même et à elle seule, aucune vertu civilisatrice. Parce qu’elle consomme, d’une manière plus complète et plus définitive, la séparation de l’âme d’avec les choses profanes, elle peut bien renforcer le caractère sacré de l’âme, si celle-ci le possède déjà, mais elle ne le crée pas.

D’ailleurs, si vraiment, comme le suppose l’hypothèse animiste, les premiers êtres sacrés avaient été les âmes des morts et le premier culte celui des ancêtres, on devrait constater que, plus les sociétés sont d’un type inférieur, plus aussi ce culte tient de place dans la vie religieuse. Or, c’est plutôt le contraire qui est la vérité. Le culte ancestral ne prend de développement et même ne se présente sous une forme caractérisée que dans des sociétés avancées comme la Chine, l’Égypte, les cités grecques et latines ; au contraire, il manque aux sociétés australiennes qui représentent, comme nous le verrons, la forme d’organisation sociale la plus basse et la plus simple que nous connaissions. Sans doute, on y trouve des rites funéraires et des

  1. The Melanesians, p. 119.
  2. Ibid., p. 125.