Page:Duvernois - L'Amitié d'un grand homme, paru dans Je sais tout, 1919.djvu/22

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
270
JE SAIS TOUT

votre affabilité selon la situation sociale de vos interlocuteurs. Nous l’avons remarqué bien souvent, n’est-ce pas, Adolphe ?

M. Carlingue, peu désireux de se compromettre, fit semblant de sortir d’une profonde méditation :

— Hein ? Pardon !… je ne vous suivais pas…

— Il y a moyen de tout arranger, proposa Mme Jeansonnet hors d’elle ; je vais rentrer dans ma chambre et je n’en sortirai que lorsque ces gens seront partis.

— Vous voyez : vous les appelez « ces gens » !

Mais Suzanne leur fit signe de se taire en leur désignant la grille d’entrée, devant laquelle un groupe stationnait. Il y avait M. Mâchemoure, long et maigre personnage, qui portait, au bout d’un corps efflanqué, une petite tête rageuse de don Quichotte gastralgique, avec la barbe et l’impériale. Mme Trastravat complétait, par le rouge de l’indignation qui incendiait ses joues, les échantillons de vives couleurs qu’offraient son corsage vert, sa jupe jaune, son chapeau bleu et son écharpe orange. M. Trastravat, roulé en boule comme un hérisson, tendait le col pour mieux affronter, pygmée animé d’une ardeur héroïque, l’interminable M. Mâchemoure. Ces personnages se disputaient. Leurs éclats de voix furent perçus nettement sur la terrasse.

— Je vous cède la place, hurlait M. Mâchemoure en claquant des mandibules comme un chien furieux. Il y a une dame, je suis galant, je lui cède la place. Entrez. Je me retire !

— Tiens ! répliqua Mme Trastravat, faites donc l’innocent, futé que vous êtes ! N’entrons pas, Hippolyte. Sais-tu pourquoi il veut que nous passions avant lui ? C’est pour dire du mal de nous tout à son aise et pour savoir ce que nous aurons dit de lui. Mais, écoutez donc, monsieur Mâchemoure, bien que cela me dégoûte de vous parler, apprenez que nous ne nous occupons jamais de vous. Vous n’existez pas plus à nos yeux qu’un ver de terre.

— Un ver de terre, c’est le mot, appuya M. Trastravat, qui commençait à avoir le torticolis.

— Vous croyez qu’on va se laisser prendre à vos belles paroles ! « Il y a une dame ! » poursuivit Mme Trastravat. Et, quand il m’arrive de vous rencontrer, vous faites celui qui se dépêche de rentrer chez lui parce qu’il a mal au cœur !

— Mal au cœur, parfaitement, répéta M. Trastravat, écho fidèle.

— Je fais les plus violents efforts pour me contenir, sachez m’en gré, remarqua M. Mâchemoure. Entrons, puisque ce monsieur et cette dame, qui ne sont pas au courant des usages du pays, nous ont invités ensemble. Entrons ensemble et partons ensemble ; ainsi, vous pourrez me surveiller et je vous surveillerai moi-même, car je sais ce que vous racontez sur mon compte depuis quelque temps. Mais, retenez ceci : je vous appartiens et je ne me soucie pas de vous empêcher de dire des horreurs sur ma vie privée, mais si Trastravat parle mal de ma marchandise, s’il dit encore que je vends des marteaux en fer battu et des casseroles qui fondent au feu, aussi vrai que je m’appelle Eugène, je lui casse les dents à coups de poing et je le laisse mort sur la place.

— Au secours ! glapit Mme Trastravat, il tue mon mari ! Ah ! l’horrible brute !

M. Trastravat s’était éloigné de quelques pas. Il répéta, néanmoins, « horrible brute », mais d’une voix défaillante, caressante presque.

— Et, maintenant, entrons, conclut M. Mâchemoure, et si vous êtes embarrassés, faute d’usages mondains, prenez modèle sur moi, pauvres gens ! Un instant : la dame d’abord — oui, oui, vous êtes une femme malgré tout et je sais ce que je vous dois — moi, ensuite ; Trastravat le dernier.