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JE SAIS TOUT

— Que m’apprenez-vous là ?

— Chut. Parlons bas !

— Personne ne nous écoute.

— Voilà : Monsieur a confié à Lanourant ses Corybantes, dont M. Jeansonnet va tirer un livret.

— Dans ce cas, je suis bien tranquille. Puisque M. Jeansonnet fait partie de la combinaison, elle n’aboutira pas, je vous le jure. M. Jeansonnet ne peut écrire que des épigrammes… Ce sont de petites méchancetés en vers qu’il dirigeait tout spécialement contre mes amis et contre moi… oui, ma chère demoiselle, car il y disait tout le mal possible des femmes, et dire du mal des femmes équivaut à en dire de la sienne, n’est-il pas vrai ?

— Mais si Lanourant et Bigalle restent amis ?…

— Les salons Gélif et Carlingue sont flambés.

— Voilà où je voulais vous amener.

— Cela me fera beaucoup de peine pour Mme Carlingue.

— Tant que cela ?

— Oui… enfin… un peu…

— Allons, soyez franche : Mme Carlingue…

— Nous sommes d’accord…

— Qui sait si, sur les ruines de ces deux salons-là, nous ne pourrons pas édifier le salon Jeansonnet ?

— Vous oubliez mon mari.

— Il n’est méchant qu’en vers.

— Ouiche ! Il me hait.

— La haine est une forme de l’amour.

— Pas chez M. Jeansonnet.

— Vous êtes trop modeste.

— N’insistez pas. Cet homme m’a fait souffrir jusqu’à la mort… Mais il faudra tout de même suivre cette histoire-là. Je suis invitée la semaine prochaine chez les Carlingue. Si Lanourant manque à l’appel, je m’amuserai comme une folle.

— Il doit donner à son collaborateur un premier gage et ce gage consiste à abandonner une réunion où se concertaient tous les ennemis de Bigalle.

— De même, Bigalle se doit de lâcher les Gélif, qui avaient pris Lanourant comme tête de Turc.

— Ce n’est pas trop tôt ! Je suis bien contente.

— Moi aussi.

Elles se turent, car les nègres hurlaient en chœur. Mme Jeansonnet s’abandonna à une douce rêverie… Mme du Deffand… Mme Joffrin… Mme Récamier… Mme Jeansonnet…

Les nègres s’évanouissaient, remplacés par Lanourant au piano, tandis que Bigalle, accoudé à la cheminée, émettait ses plus séduisants paradoxes devant un parterre, composé de notabilités éblouissantes, d’ordres divers… Les journaux parlaient de Mme Jeansonnet. Mme Jeansonnet recevait les romans fraîchement parus, avec dédicaces admiratives. Elle avait sa loge, aux répétitions générales. Elle s’entourait de jeunes poètes et de jeunes musiciens…

— Madame, vint lui dire le valet de chambre, il y en a qui demandent des cartes et des jetons, pour jouer au poker.

— Donnez-leur ce qu’ils demandent ! s’écria Mme Jeansonnet. Et elle ajouta, in petto :

— Ils jouissent de leur reste !