Page:E. Feydeau - Souvenirs d’une cocodette, 1878.djvu/100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion
58
SOUVENIRS


Les soins qu’il avait fallu donner à nos éducations respectives nous avaient seuls séparés. J’aimais beaucoup Alfred. Je ne l’avais pas vu depuis mon entrée au couvent. Je me souvenais encore, avec émotion, que, tout enfant, je l’appelais « mon petit mari » ; lui me nommait « sa petite femme ». Nous avions été élevés dans l’idée que nous étions destinés l’un à l’autre. Nos mères, nous voyant nous caresser, dès l’âge de trois ans, le plus gentiment du monde, avec toute sorte de petites mines gracieuses, nous comparaient à Paul et Virginie… Maintenant, on me disait que les études d’Alfred étaient faites et complètes, qu’il avait grandi, pris des forces, était devenu homme. Mon père même le critiquait, grondait sa sœur devant nous tous, à table, lui soutenant qu’Alfred s’était émancipé trop vite, qu’il avait fait de « mauvaises connaissances ». À vingt ans, il sortait chaque jour, tout seul, et dans Paris, en tilbury ou à cheval il allait au bois de Boulogne faire le gandin, était, membre d’un cercle, jouait, perdait, pariait aux courses, faisait des dettes. Enfin, et c’était là le comble, il avait des maîtresses.

Il avait des maîtresses ! Et mon père, et ma mère, et ma tante elle-même, en parlaient si librement devant moi, comme d’une chose toute simple et indifférente. Le seul, M. Gobert, à ce