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MERLIN L’ENCHANTEUR.

garderas l’espérance pour autrui. Tu voudras commencer le règne de l’éternité dans le temps, du ciel sur la terre ; dans cette entreprise, beaucoup se lasseront de marcher avec toi. Pourquoi aussi mets-tu si peu de miel dans la coupe que tu présentes aux autres ? Ne sais-tu pas que la flatterie les mène ? Tu le sais, et tu dédaignes de faire usage de ta science. C’est une tâche rude de remonter le torrent, sans courtiser le flot qui passe. Mais tu ne te plaindras pas ; au contraire, tu seras étonné que le pain ne t’ait pas manqué un seul jour dans le désert que tu as choisi. Les livres, les solitudes, les rêveries, les bois, la douce musique de la parole des maîtres, voilà ce qui fera ta principale joie. L’amour aussi ne quittera pas ton cœur, même quand la vie mortelle sera près de te quitter. Mais tu te repentiras de chaque heure où tu laisseras dormir les méchants, quand la parole changée en glaive pourrait les réveiller. À la fin viendra le long exil, et les tiens ne te connaîtront plus. Tu laisseras derrière toi deux tombes, tu iras en chercher une troisième. Il se fera autour de toi un grand silence ; souvent tu le prendras pour celui de la mort. Tu te réveilleras dans la nuit, croyant que tu as été cloué endormi dans le cercueil. Pourtant tu marcheras jusqu’à la fin, la tête droite, sans connaître le joug ; c’est ce qui te fera aimer l’épreuve. Tu sentiras l’oubli passer sur ta face, comme un souffle avant-coureur de l’éternelle nuit ; mais, à l’heure où le fardeau eût été trop pesant pour toi, une âme meilleure que la tienne viendra à ton