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MERLIN L’ENCHANTEUR.

dans celui de la réalité. Merlin, en se retournant, ferma sur des gonds invisibles la porte des songes ; les gonds grincèrent à peine ; le bruit alla mourir dans les îles du Rhin plantées de peupliers et d’aunes.

Cependant Jacques Bonhomme se frotta les yeux, siffla son chien pour se prouver qu’il était éveillé ; il prit dans son sac et porta à ses lèvres une outre de vin que le Famulus de Faust lui avait donnée en partant. En même temps, il embrassa sur les deux joues un veau qui passait près de là et qui lui rappela subitement son troupeau.

« Dieu merci, dit-il, nous voilà sortis de la forêt de la Belle au bois dormant. Un peu plus, et je m’assoupissais comme les autres de leur sommeil enchanté. »

Merlin ne répondit pas. Tous deux étaient las d’avoir eu si longtemps commerce avec de purs esprits. Ils avaient hâte de s’éloigner du royaume des légendes et de retrouver enfin des hommes et des bêtes en chair et en os. Aussi s’attardaient-ils volontiers à la porte même des plus mauvaises hôtelleries, seulement pour échanger quelques paroles avec des êtres dont l’existence ne fut contestée par personne, tels que charretiers, ribauds, âniers, manants de toutes sortes. Ils n’allèrent pas très-loin sans qu’une aventure les rejetât en plein dans ce monde tout réel dont ils étaient avides, parce qu’ils en avaient été séparés quelque temps.

Au défilé des Vosges, le sentier se trouva étranglé entre deux tours qui dominaient la contrée. Deux hobereaux, bien montés, la brigandine au dos, fon-