Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/115

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né en Angleterre, et si au moment où, pour la première fois, jeune homme ouvrant les yeux, j’avais été envahi par cette variété de chefs-d’œuvre, leur puissance m’aurait écrasé et je n’aurais su que faire. J’aurais perdu la légèreté de la démarche, la fraîcheur du courage, et je serais resté livré à de longues réflexions, à de longues hésitations, pour trouver une nouvelle voie. »

Je ramenai la conversation sur Shakspeare en disant : « Si pour ainsi dire on enlève Shakspeare à la littérature anglaise, et si on le considère transporté chez nous, isolé, sa grandeur gigantesque semble miraculeuse. Mais si on va le chercher dans sa patrie même, si on le replace sur son sol natal, dans l’atmosphère de son siècle, si on étudie ses contemporains et ses successeurs immédiats, si on respire le souffle énergique qui s’exhale des œuvres de Ben Johnson, Massinger, Marlow, Beaumont et Fletcher, alors Shakspeare reste certes toujours le plus grand de tous ; mais cependant on acquiert la conviction que les merveilles de son esprit ne sont pas au-dessus de notre portée, et qu’une grande partie de son génie est due à la puissance fécondante de l’air vigoureux de son siècle.

— Vous avez parfaitement raison, répondit Goethe. Il en est de Shakspeare comme des montagnes de Suisse. Transplantez le mont Blanc au milieu des grandes plaines et des bruyères de Lunebourg ; sa grandeur, vous mettra sans paroles. Mais allez le voir dans son pays gigantesque ; arrivez à lui à travers ses grands voisins : la Jungfrau, le Finster-Aarhorn, l’Eiger, le Wetterhorn, le Gothard, le mont Rose ; le mont Blanc restera toujours un géant, mais nous n’éprouverons plus à sa vue la même surprise. Celui qui ne veut pas croire