Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/128

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je ne veux pas me plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence ; mais au fond elle n’a été que peine et travail, et je peux affirmer que, pendant mes soixante et quinze ans, je n’ai pas eu quatre semaines de vrai bien-être. Ma vie, c’est le roulement perpétuel d’une pierre qui veut toujours être soulevée de nouveau. Mes Annales éclairciront ce que je dis là. On a trop demandé à mon activité, soit extérieure, soit intérieure. À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai bonheur. Mais combien de troubles, de limites, d’obstacles, n’ai-je pas rencontrés dans les circonstances extérieures ! Si j’avais pu me retirer davantage de la vie publique et des affaires, si j’avais pu vivre davantage dans la solitude, j’aurais été plus heureux, et j’aurais fait bien plus aussi comme poëte[1]. Je devais, après mon Gœtz et mon Wer-

    tempête (Sturm und Drang) d’où est sortie la nouvelle littérature allemande, et il a écrit Gœtz et Werther, qui l’ont fait roi de cette littérature. — À Weimar, il s’est servi de sa souveraineté pour faire régner avec lui la doctrine sereine de l’art grec, et il a écrit Iphigénie. — Dans sa vieillesse, il a vu fleurir le romantisme néo-catholique, néo-féodal, néo-barbare ; il l’a poursuivi, raillé, maudit. — Enfin, au moment de sa mort, apparaissait la jeune Allemagne, qui a renversé le romantisme.

  1. Dans ses Entretiens, notre Lamartine a dit à son tour : « Il me semble que je me juge bien en convenant avec une juste modestie que je ne fus pas un grand poëte, mais en croyant peut-être avec trop d’orgueil que dans d’autres circonstances et dans d’autres temps j’aurais pu l’être. Il aurait fallu pour cela que la destinée m’eût fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la vie active… Si j’avais concentré toutes les forces de ma sensibilité, de mon imagination, de ma raison dans la seule faculté poétique… je crois… que j’aurais pu accomplir quelque œuvre non égale, mais parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures… Il en a été autrement, il est trop tard pour revenir sur ses pas !… » — Je rapproche ces deux témoignages de deux des plus grands poètes du siècle en souhaitant qu’ils tombent sous les yeux de leur successeur ; peut-être, grâce à cet aveu de ses devanciers, serait-il plus sage qu’eux ? Malheureusement nous ne pouvons guère l’espérer, car Goethe lui-même a dit que les erreurs des pères sont toujours perdues pour les enfants. Au moins dans notre siècle, la poli-