Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/135

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sans réserve que le monde a coutume de traiter d’immorales ; aussi Goethe les garde et ne pense pas à les publier. « Si l’intelligence, si une haute culture d’esprit, me dit Goethe, étaient des biens communs à tous les hommes, le rôle du poëte serait bien plus heureux ; il pourrait être entièrement vrai, et n’éprouverait pas de craintes pour dire les meilleures choses. Mais dans l’état actuel, il faut qu’il se maintienne toujours à un certain niveau ; il faut qu’il pense que ses œuvres iront dans les mains d’un monde mêlé, et il est par là obligé de prendre garde que sa trop grande franchise ne soit un scandale pour la majorité des bons esprits. Le temps est une chose bizarre. C’est un tyran qui a ses caprices et qui à chaque siècle a un nouveau visage pour ce que l’on dit et ce que l’on fait. Ce qu’il était permis de dire aux anciens Grecs ne nous semble plus à nous convenable, et ce qui plaisait aux énergiques contemporains de Shakspeare, l’Anglais de 1820 ne peut plus le tolérer, et dans ces derniers temps on a senti le besoin d’un « Shakspeare des familles[1]. »

« Cela dépend aussi de la forme, dis-je alors. L’une de ces deux poésies, qui est dans le ton et dans le mètre antiques, est beaucoup moins choquante. Quelques traits certainement arrêtent, mais l’accent général a tant de grandeur et de dignité, qu’il nous semble que nous entendons la voix énergique d’un ancien et que nous sommes revenus au temps des héros grecs. Au contraire, l’autre poésie, dans le ton et dans le mètre d’Arioste, est bien plus insidieuse. Elle raconte une aventure moderne dans le langage moderne, et, se présentant ainsi tout à fait de-

  1. Nous avons même en France une Bible des familles, et depuis peu un Béranger des familles.