Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/138

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va mal, c’est l’action qui leur convient. Faire marcher des troupes, décapiter, pendre, voilà leur affaire, mais lutter dans des feuilles publiques contre des idées et justifier les mesures qu’ils prennent, cela ne leur ira jamais. Donnez-leur un public de rois, alors ils pourraient prendre la parole. — Pour moi, dans ce que j’ai eu à faire et à mener, je me suis toujours conduit en royaliste. J’ai laissé bavarder autour de moi, et j’ai fait ce que je pensais être bien. J’embrassais les choses d’un coup d’œil général, et je savais où je me dirigeais. Si j’avais fait une faute, je l’avais faite seul, et je pouvais la réparer ; mais si nous avions été plusieurs à la faire, la réparer eût été impossible, parce que chacun aurait eu une opinion différente. »

À dîner, Goethe a été de l’humeur la plus gaie. Il m’a montré un album de madame de Spiegel, dans lequel il a écrit de très-beaux vers[1]. Depuis deux ans, une page lui était réservée, et il était content d’avoir enfin réussi à remplir cette ancienne promesse. Après avoir lu sa poésie, je feuilletai l’album et j’y trouvai plusieurs noms célèbres. À la page suivante était une poésie de Tiedge[2], qui rappelait tout à fait le ton et les idées de son Uranie. « Dans un accès de témérité, me dit Goethe, j’ai été sur le point de placer quelques vers sous les siens ; mais je suis content d’avoir résisté à la tentation, car ce n’est pas la première fois que par des paroles trop franches je

  1. Voir dans ses poésies. (Werke, IV, 123, 158.) Madame de Spiegel habite toujours Weimar. Son mari était maréchal du palais.
  2. Tiedge, né en 1752, mort en 1841. Sa jeunesse fut remplie de souffrances de corps et d’esprit. Après une grave maladie, il resta estropié du pied. Il n’arriva à une vie indépendante que dans sa vieillesse. C’est en 1801 que parut « Uranie, poëme lyrique, didactique, sur Dieu, l’immortalité et la liberté. » En 1825. il avait eu vingt éditions.