Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/172

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dans la rue à côte de son meilleur ami sans le voir. Il faut pour observer la nature une tranquille pureté d’âme que rien ne trouble et ne préoccupe. Si l’enfant attrape le papillon posé sur la fleur, c’est que pour un moment il a rassemblé sur un seul point toute son attention, et il ne va pas au même instant regarder en l’air pour voir se former un joli nuage. »

— Ainsi, dis-je, les enfants et leurs pareils pourraient servir dans la science en qualité de très-bons manœuvres.

— « Plût à Dieu, s’écria Goethe, que nous ne fussions tous rien de plus que de bons manœuvres. C’est justement parce que nous voulons être davantage, et parce nous introduisons partout avec nous tout un appareil de philosophie et d’hypothèses, que nous nous perdons. »

Il y eut un moment de silence. Riemer renoua la conversation en parlant de lord Byron et de sa mort. Goethe a fait une magnifique analyse de ses écrits, lui a prodigué les louanges les plus vives et a proclamé hautement ses mérites. Puis il a dit : « Quoique Byron soit mort si jeune, sa mort n’a rien fait perdre d’essentiel à la littérature au point de vue de son développement. D’une certaine façon, Byron ne pouvait pas aller plus loin. Il avait touché les sommets de sa puissance créatrice, et, quoi qu’il eût pu faire encore dans la suite, il n’aurait pas pu cependant étendre les limites tracées autour de son talent. Dans son inconcevable poëme du Jugement dernier, il a écrit l’œuvre extrême qu’il pouvait écrire. »

L’entretien se tourna ensuite sur le poëte italien Torquato Tasso, et sur ses différences avec Byron. Goethe ne cacha pas la grande supériorité de l’Anglais pour l’esprit, la connaissance du monde et la puissance de produc-