Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/210

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

charmait. Mon talent ne pouvant me conduire ni à l’habileté technique, ni à la vraie beauté, tous mes efforts aboutirent au néant. On dit avec raison que le développement harmonieux de toutes les facultés de l’homme est ce qu’il faut désirer, et que c’est là la perfection ; oui, mais l’homme n’en est pas capable, et il doit se considérer et se développer comme un fragment d’être, en cherchant seulement à bien concevoir ce que sont tous les hommes réunis. »

Ces paroles me rappelèrent Wilhelm Meister où il est dit que pour voir l’homme vrai, il faudrait réunir l’humanité entière, et que nous ne sommes estimables qu’autant que nous savons estimer. Je pensai aussi aux Années de voyage, où Jarno conseille toujours de prendre un métier en disant que le siècle des spécialités est arrivé et que l’on doit estimer heureux celui qui comprend cette idée et l’applique dans la vie pour lui et pour les autres. Il s’agit de bien connaître son métier, afin de ne pas en sortir, mais aussi afin de ne pas trop se borner. Celui qui, par son métier, se trouve obligé d’en dominer, d’en juger, d’en diriger beaucoup d’autres, celui-là devra pénétrer aussi loin que possible dans plusieurs branches de connaissances. Ainsi un prince, un futur homme d’État ne sauraient avoir des connaissances trop variées, parce que la variété et la multiplicité des connaissances appartiennent à leur métier. De même pour le poëte, parce que le monde entier est le sujet de ses poëmes[1], et il faut qu’il sache le manier et le faire parler. Mais le poète n’a pas besoin d’être peintre ; il peint avec des mots, cela doit lui suffire ; il lais-

  1. Le Tasse, contemplant du haut d’un mont un paysage immense et varié déployé à ses pieds, s’écriait : « Voilà mon poëme ! »