Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/215

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vu bien vite qu’il fallait renoncer à sauver l’édifice ; il ordonna donc de circonscrire l’incendie sur le théâtre, et de s’occuper surtout avec les pompes à préserver les maisons voisines, qui souffraient déjà beaucoup. Il semblait dire, dans sa résignation de prince : « Qu’il brûle ! on le rebâtira plus beau ! » Et cette reconstruction était utile, car le théâtre était vieux, sans la moindre beauté, et depuis longtemps trop étroit pour contenir le public qui croissait chaque année. Mais cependant il était triste de voir disparaître un édifice auquel se rattachaient pour Weimar tant de grands souvenirs d’un passé aimé. Je vis bien des larmes couler dans de beaux yeux qui pleuraient sa ruine. Je ne fus pas moins ému par un artiste de l’orchestre : il pleurait son violon brûlé. Quand le jour vint, je distinguai dans la foule plusieurs jeunes filles et dames de la haute société, qui avaient passé la nuit à regarder l’incendie, et qui se tenaient encore là, toutes frissonnantes sous le vent froid du matin. J’allai me reposer un peu, et dans la matinée j’étais chez Goethe. Le domestique me dit qu’il n’était pas bien portant, et qu’il était resté au lit. Cependant Goethe me fit venir près de lui, et, en me tendant la main, il me dit : « Tout est perdu, mais que faire ? Ce matin, de bonne heure, mon petit Wolf est venu me voir dans mon lit, il m’a serré la main, m’a regardé fixement et m’a dit : « Ainsi va de l’homme ! » Il n’y a rien à ajouter à ce mot de mon cher Wolf, par lequel il cherchait à me consoler. Là où j’ai pendant trente ans travaillé avec amour, il n’y a plus que ruines et cendres ; mais, comme dit Wolf, ainsi va de l’homme ! J’ai eu peu de sommeil toute cette nuit ; par mes fenêtres, qui donnent sur la place, j’ai aperçu sans cesse les flammes monter vers le ciel. Pendant ce temps, comme