Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/220

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Weimar ne reverra pas de sitôt. Que de joies vous devez avoir éprouvées pendant cette direction, si riche en magnifiques succès pour le théâtre ! »

« — Que de peines aussi et d’ennuyeux tourments ! répondit Goethe avec un soupir. »

« — Oui, dis-je, surveiller et maintenir un être à tant de têtes ne doit pas être facile. »

« — On obtient beaucoup par la sévérité, plus par la douceur, et presque tout par une attention soutenue et une justice impartiale, devant laquelle se tait toute considération de personnes. J’avais à me défendre de deux ennemis qui auraient pu me mettre en danger. L’un était mon affection passionnée pour le talent, qui aurait pu me rendre partial. L’autre, vous le devinerez sans qu’il soit nécessaire de le nommer. Notre théâtre ne manquait pas de femmes jeunes et belles, et, de plus, d’un esprit plein de grâces séduisantes. Je sentis la passion m’entraîner vers plusieurs, et on faisait parfois la moitié du chemin vers moi ; mais je rassemblais mes forces et je disais : « Pas plus loin ! » Je savais quelle était ma place et ce que je lui devais. Je n’étais pas là simple particulier, j’étais chef d’un établissement dont la prospérité me tenait plus à cœur que mes satisfactions passagères. Si je m’étais engagé dans des intrigues d’amour, je serais devenu semblable à une boussole qui ne montre plus la vraie route dès qu’un aimant placé à ses côtés agit sur elle. Mais comme je me conservai entièrement pur, comme je restai entièrement maître de moi-même, je restai aussi maître du théâtre, et jamais ne me manqua la considération nécessaire sans laquelle toute autorité est bientôt perdue. »

Cette confession de Goethe me parut très-curieuse.