Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/227

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tendre. Si par des représentations fréquentes les acteurs entraient assez dans leurs rôles pour donner de la vie à leur jeu, s’il avaient l’air, non de réciter, mais d’exprimer des sentiments qui naissent au moment même dans leur cœur, alors le public bien certainement serait intéressé et ému.

« Oui, il est vrai, j’ai eu autrefois une illusion ; j’ai cru possible de former un théâtre allemand. J’ai eu cette illusion que je pourrais moi-même travailler à cette œuvre et poser quelques-unes des clefs de voûte de l’édifice ; j’écrivis mon Iphigénie, mon Tasso, et j’eus la puérile espérance que tout allait marcher ; mais rien ne bougea, rien ne se remua, et tout resta comme devant. Si j’avais produit de l’effet et trouvé du succès, je vous aurais écrit toute une douzaine de pièces comme Iphigénie et Tasso. Les sujets ne manquaient pas. Mais, je vous le répète, je n’avais pas d’acteurs pour jouer ces œuvres avec esprit et vie, je n’avais pas de public pour les accueillir, les écouter et les sentir[1]. »

  1. La faute ne doit pas être rejetée tout entière sur le public. Iphigénie, le Tasse sont des poëmes admirables, mais ce ne sont pas là de vraies tragédies. Il faut un parterre de littérateurs pour qu’elles soient applaudies comme elles le méritent. Plusieurs tragédies de Goethe ont en Allemagne le sort des tragédies de Racine en France ; on les joue par respect humain, par patriotisme, plus que pour le plaisir de la majorité des spectateurs. Elles exigent des acteurs trop parfaits et des auditeurs trop instruits. Et cependant que de coupures on se permet ! Il n’y a pas une seule pièce classique, soit de Goethe, soit de Schiller, qui se joue aujourd’hui comme elle a été écrite. Quand Goethe était directeur, il faisait représenter ses pièces en entier ; le public de Weimar allait alors au théâtre pour s’exercer à comprendre le beau, ce qui n’était pas pour tous une récréation. Goethe a donné sa démission surtout parce qu’il était ennuyé de ne pouvoir être écouté et jugé par ses pairs. Il n’a jamais consenti, comme Schiller, à taire des concessions au goût du vulgaire. Il est resté sur les sommets, mais seul.