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Dimanche, 10 avril 1825.

J’ai dîné chez Goethe. « J’ai la joie de vous annoncer, m’a-t-il dit, que le grand-duc a approuvé notre plan pour le théâtre nouveau ; on va jeter les fondations. Nous

    Il avait ses mains derrière son dos, exactement comme dans la statuette de Rauch. Son teint était très-brillant, clair, et coloré ; ses yeux extraordinairement noirs, perçants, éclatants. Je me sentis tout craintif devant eux, et ils me rappelèrent les yeux du héros d’un certain roman appelé Melmoth le Voyageur, avec lequel on effrayait les enfants il y a une trentaine d’années ; ce personnage avait fait un pacte avec une Certaine Personne, et dans l’âge le plus avancé ses yeux conservaient leur imposante splendeur. Je crois que Goethe a été encore plus beau comme vieillard que comme jeune homme. Sa voix était riche de nuances et douce. Il me fit sur moi-même quelques questions auxquelles je répondis de mon mieux. Je me rappelle que je fus d’abord étonné et ensuite un peu rassuré en m’apercevant qu’il ne parlait pas le français avec un bon accent.

    « Vidi tantum, trois fois. Une fois, se promenant dans le jardin de sa maison (Frauenplan) ; une fois, par une belle journée de soleil, dans sa voiture qui allait au pas. Il avait une casquette et était enveloppé dans un manteau à collet rouge. Il caressait sa petite-fille, belle enfant aux cheveux d’or, qui depuis longtemps repose sous la terre (Alma, sœur de Wolfang et de Walter).

    « Ceux d’entre nous qui recevaient d’Angleterre des livres ou des revues les lui envoyaient, et il les examinait avec empressement. Le Frazer’s Magazine était alors tout récent, et je me rappelle qu’il contemplait avec grand intérêt ces admirables portraits qui étaient alors publiés. Mais un de ces portraits, me raconta madame Goethe, fut par lui repoussé avec colère ; c’était une très-affreuse caricature de M. R***. « Ils me donneront une mine dans ce genre-là ! » dit-il ; quoique je ne puisse rien imaginer de plus serein, de plus majestueux, de plus sain que l’illustre vieillard.

    « Le soleil était à son couchant, mais son calme et vif éclat illuminait encore le petit Weimar. Dans tous les salons la causerie portait sur les lettres et sur les arts… Le respect témoigné par la cour à ce patriarche des lettres ennoblissait aussi bien le souverain que le sujet. Depuis ces heureux jours, j’ai acquis une expérience de vingt-cinq années, j’ai connu une immense variété d’hommes, et nulle part je ne me rappelle avoir vu une société plus simple, plus bienveillante, plus courtoise, plus distinguée que celle de cette chère petite ville saxonne où le bon Schiller et où le grand Goethe ont vécu et sont ensevelis. »