Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/248

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une flèche ; mais méfiez-vous de la pointe, elle est peut-être empoisonnée. »

Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l’arc. « Sur quoi tirerez-vous ? » dit Goethe. — « D’abord en l’air, il me semble ! » — « Eh bien, allez ! » Je lançai ma flèche vers les nuages lumineux, dans le bleu de l’air. La flèche monta droit, et en retombant, se ficha en terre. « À mon tour, » dit Goethe. Je fus heureux de son désir. Je lui donnai l’arc et tins la flèche. Goethe ajusta la fente de la flèche sur la corde, prit l’arc comme il le fallait, non cependant sans chercher un peu. Puis il visa et tira. Il était là comme un Apollon, vieilli de corps, mais l’âme animée d’une indestructible jeunesse. La flèche ne s’éleva que très-peu haut. Je courus la ramasser. « Encore une fois ! » dit Goethe. Il tira cette fois horizontalement dans la direction de l’allée du jardin. La flèche alla à peu près à trente pas. J’avais un bonheur que je ne peux dire à voir ainsi Goethe tirer avec l’arc et la flèche. Je pensai aux vers :

La vieillesse m’abandonne-t-elle ?
Et de nouveau suis-je un enfant ?

Je lui rapportai la flèche. Il me pria de tirer aussi horizontalement, et me donna pour but une tache dans les volets de son cabinet de travail. Je visai. La flèche n’arriva pas loin du but, mais elle s’enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer. « Laissez-la fichée, me dit Goethe, elle y restera pendant quelques jours et sera un souvenir de notre partie[1] »

Le temps était beau, nous nous promenâmes dans le

  1. Ce récit a quelques longueurs, mais il laisse dans l’esprit le souvenir d’une petite scène pittoresque qui me semble intéressante, et je n’ai pas cru devoir l’altérer en l’abrégeant trop.