Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/270

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mais une nature personnelle a bientôt exprimé le peu qu’elle a en elle, et elle se perd alors dans la manière. On parle toujours de l’étude des anciens ; qu’est-ce que cela veut dire, sinon : tourne-toi vers le monde réel et cherche à le peindre ; car c’est là ce que firent les anciens lorsqu’ils vivaient. »

Goethe, en parlant ainsi, se promenait dans la chambre, pendant que moi je restais comme il aime me voir, assis sur ma chaise près de la table. Il se tint un instant près du poêle, puis, avec le geste de quelqu’un qui vient d’avoir une idée, il vint vers moi et me dit, le doigt placé sur ses lèvres : « Je vais vous apprendre quelque chose, et vous verrez que dans votre existence vous en trouverez souvent la confirmation. À toutes les époques de recul ou de dissolution les âmes sont occupées d’elles-mêmes, et à toutes les époques de progrès elles s’occupent du monde extérieur. Notre temps est un temps de recul, il est personnel[1]. Vous voyez cela non-seulement en poésie, mais en peinture et en bien d’autres choses. Dans tout effort sérieux et solide, au contraire, il y a un mouvement de l’âme vers le monde, comme vous le constaterez à toutes les grandes époques qui ont vraiment marché en avant par

  1. Goethe emploie constamment les mots subjectif et objectif. J’essaye de les éviter autant que possible. Ces mots, en français, appartiennent à la langue philosophique, et on a tort, je crois, de les employer aujourd’hui dans la langue générale. Personnel et extérieur sont de vieux mots qui suffisent et qui sont au moins aussi bons que les deux mots nouveaux. J’en dirai autant des mots individualité et personnalité, qui nous viennent aussi de l’Allemagne et qui se substituent partout aux mots caractère et personne, sans rien ajouter à la pensée. Productivité a aussi remplacé fécondité, etc. Nous pouvons emprunter à l’Allemagne autre chose que l’abus des mots abstraits. Ils sont pour une langue un poison mortel et une cause rapide de décadence. L’histoire du latin et du grec est là pour nous le prouver et nous servir d’avertissement.