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Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t1, trad. Délerot.djvu/288

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sent pas ; et je crois souvent sentir une idée me dominer, c’est que tout esprit a disparu du monde ! »

« — Cependant, dis-je, on serait disposé à croire que les grands événements militaires de ces dernières années ont dû exciter l’esprit. »

« — Ils ont ranimé la volonté plus que l’esprit, et l’esprit politique plus que l’esprit artistique ; toute naïveté et tout sentiment de la beauté sensible sont perdus ; et sans ces deux grandes qualités, un peintre peut-il faire quelque chose de capable de vous plaire ? »

Je lui dis que j’avais lu, il y a peu de jours, dans son Voyage en Italie, un passage sur un tableau du Corrége représentant le sevrage du petit Jésus ; il est sur le sein de Marie, on lui présente une poire, et l’enfant hésite entre le fruit et le sein de sa mère, il ne sait lequel choisir.

« Oui, dit Goethe, ce petit tableau, voilà une œuvre ! Là il y a esprit, naïveté, sentiment de la beauté sensible. Le sujet sacré est devenu un sujet humain et universel ; c’est le symbole d’un degré de la vie que nous franchissons tous. Un tel tableau est immortel, parce qu’il s’étend aussi bien en arrière vers les premiers temps qu’en avant vers l’avenir. Si, au contraire, on peint le Christ qui fait approcher de lui les petits enfants, ce tableau ne dira rien ou fort peu de chose.

« Voilà plus de cinquante ans que j’observe la peinture allemande, bien plus même, que je travaille à avoir sur elle une influence, aujourd’hui je peux dire que dans l’état actuel il y a peu à attendre d’elle. Il faudrait qu’il vînt un grand talent qui s’appropriât tout ce qu’il y a de bon dans l’époque, et qui par là dominât tout. Tous les moyens sont prêts, les chemins indiqués,