Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/130

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de chaque individu ; de là des hauts faits isolés, des dévouements individuels, sans que l’ensemble de l’entreprise ait avancé. »

« Cela doit être aussi un maudit pays, dit Meyer ; dès l’époque la plus reculée, quand un ennemi venant du Danube voulait passer par les montagnes du Nord, il était arrêté, rencontrait la résistance la plus obstinée et presque toujours reculait. Si les Russes pouvaient seulement garder leurs communications avec la mer et assurer ainsi leur approvisionnement ! » — « Il faut espérer qu’il en sera ainsi, dit Goethe. — Je lis maintenant, continua-t-il, la campagne de Napoléon en Égypte, dans le récit de son compagnon de chaque jour, Bourrienne. Beaucoup de faits perdent leur caractère aventureux et apparaissent tout nus, dans leur haute vérité. On voit qu’il n’avait entrepris cette expédition que pour remplir une période pendant laquelle il ne pouvait en France rien faire pour devenir le maître. Il ne savait d’abord à quoi se résoudre ; il visita tous les ports de la France sur la côte de l’océan Atlantique, pour constater l’état des vaisseaux et savoir par lui-même si une expédition contre l’Angleterre était possible ou non. Il vit que le moment n’était pas venu, et il se décida alors à sa campagne d’Égypte. »

« — J’admire, dis-je, avec quelle facilité et quelle assurance Napoléon, encore si jeune, jouait avec les plus grandes affaires du monde, comme s’il avait eu une longue pratique et une longue expérience. »

« — Cher enfant, dit Goethe, voilà ce qui est inné chez les grands talents. Napoléon maniait le monde comme Hummel son piano ; tous deux nous paraissent extraordinaires ; nous comprenons l’un aussi peu que l’autre, et cependant ce qu’ils font est réel, et se passe devant