Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/185

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river : elle nous quittera comme le Grand Duc ! elle aura encore toute la force de son esprit quand déjà le corps aura cessé de lui obéir. »

Goethe paraissait très-chagrin ; il resta assez longtemps silencieux. Bientôt cependant notre conversation reprit un cours enjoué, et il me parla d’un livre écrit pour la justification de Hudson Lowe. « Ce livre, dit-il, renferme de ces traits on ne peut plus précieux, que peuvent seuls donner des témoins oculaires. Vous savez que Napoléon portait habituellement un uniforme vert sombre. À force d’être porté et d’aller au soleil, cet uniforme s’était entièrement fané, il fallait le remplacer. Napoléon voulait la même couleur, mais dans l’île ne se trouvait pas de pièce de ce drap ; on trouva bien un drap vert, mais d’une couleur fausse et tirant sur le jaune. Le maître du monde ne pouvait obtenir la couleur qu’il désirait ; il ne resta qu’un moyen, ce fut de faire retourner le vieil uniforme et de le porter ainsi. — Que dites-vous de cela ? N’est-ce pas là un vrai trait de tragédie ? N’est-ce pas touchant de voir le maître des rois réduit à porter un uniforme retourné ? Et cependant, quand on pense qu’une fin pareille a frappé un homme qui avait foulé aux pieds la vie et le bonheur de millions d’hommes, la destinée, en se redressant contre lui, paraît encore avoir été très-indulgente ; c’est une Némésis qui, en considérant la grandeur du héros, n’a pas pu s’empêcher d’user encore d’un peu de galanterie. Napoléon nous donne un exemple des dangers qu’il y a à s’élever à l’absolu et à tout sacrifier à l’exécution d’une idée. »

    Louise cependant refusa de quitter le château. Elle osa y recevoir seule Napoléon, qui fut obligé d’admirer sa fermeté et son calme. Weimar et le duché lui doivent sans doute d’avoir échappé à un désastre complet. Napoléon était alors très-irrité contre Charles-Auguste.