Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/275

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Ce volume est tout différent des premiers. Dans ceux-ci, le temps marchait vite, et Goethe suivait toujours une direction bien déterminée. Au contraire, dans ce quatrième volume, tout devient plus lent, plus indécis. Des entreprises sont commencées pour être abandonnées ; on sent partout l’influence d’une puissance cachée, occupée à préparer les divers fils d’une destinée qui attend un long avenir. C’est ici que Goethe pouvait parler de cette puissance secrète, mystérieuse, que tous sentent, qu’aucun philosophe n’explique, et pour laquelle l’homme religieux se tire de difficulté avec un mot édifiant. Goethe appelle cette énigme indicible du monde et de la vie le démoniaque[1] ; quand il en donne une description, il semble qu’il dise vrai, et que sur certaines profondeurs de notre vie le rideau se soit levé. Nous croyons voir plus loin, plus clairement, mais bientôt nous sentons que le sujet est trop grand, trop varié, et que nos yeux n’atteignent que jusqu’à une certaine limite déterminée.

L’homme est né seulement pour ce qui est petit, et il ne conçoit, il n’aime que ce qu’il connaît. Un grand connaisseur sait comprendre un tableau et rattacher le détail à l’ensemble ; tout est également vivant pour lui. Il n’a pas de préférence pour certaines parties isolées, il ne se demande pas si un visage est laid ou beau, si un endroit est clair ou sombre, il se demande si l’ensemble est bien composé, conformément à la règle et à la raison. Mais conduisons un ignorant devant un tableau un peu compliqué ; nous verrons que l’ensemble le

  1. L’expression démoniaque est empruntée à Socrate et à Platon comme l’expression entéléchie avait été empruntée à Aristote. À force de se pénétrer de l’antiquité hellénique, Goethe, involontairement, avait pris la langue même de sa Grèce bien-aimée.