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Mercredi, 2 mars 1831.

Dîné avec Goethe. La conversation est venue bientôt sur le démoniaque, et il a dit à ce sujet : « Le démoniaque, c’est ce qui est insoluble par l’intelligence et par la raison. Il ne fait pas partie de ma nature, mais je lui suis soumis. »

« Napoléon, dis-je, paraît avoir été soumis au démoniaque. » — « Énormément, dit Goethe ; personne presque ne peut lui être comparé à ce point de vue. — Feu le grand-duc était aussi une nature démoniaque[1] pleine d’une énergie sans mesure, sans repos, aussi son empire lui semblait trop petit, et le plus grand aurait été trop petit encore. Les Grecs comptaient les créatures démoniaques de cette espèce au nombre des demi-dieux. »

« Le démoniaque, dis-je, ne se montre-t-il pas aussi dans les événements ? » — « Très-certainement, dans tous ceux que ne peuvent expliquer ni l’intelligence ni la raison. Il se manifeste de la façon la plus variée dans toute la nature, visible et invisible. Beaucoup de créatures sont tout à fait démoniaques ; d’autres le sont en partie. »

« Méphistophélès n’a-t-il pas quelques traits de démoniaque ? » demandais-je. — « Non, dit Goethe. Méphistophélès est un être beaucoup trop négatif ; le démoniaque se manifeste par une énergie toute positive. Parmi les artistes, il se montre plutôt chez les musi-

  1. C’est-à-dire soumise à une force intérieure, instinctive, dont il ne se rendait pas compte et qu’il pouvait difficilement maîtriser. Les natures démoniaques sont, en un mot, des natures plus instinctives que réfléchies, et par conséquent plus divines qu’humaines. Comparer le commentaire des Sentences orphiques.