Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/320

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qui au moment où nous croyons la saisir et la posséder, s’échappe de nos bras[1]. »

  1. C’est au mois d’août 1831 que Goethe reçut de Paris son buste en marbre, de grandeur colossale, par David d’Angers. Il était accompagné d’une lettre de David renfermant ces passages : « Je vous envoie cette faible image de vos traits non comme un présent digne de vous, mais comme le témoignage d’un cœur qui sait mieux éprouver des sentiments que les exprimer… Vous êtes la grande figure poétique de notre époque ; une statue vous est due ; j’ai essayé d’en faire un fragment ; un génie digne de vous l’achèvera. » Goethe, très-heureux de cet envoi, fit placer le buste dans la salle de la bibliothèque grand-ducale ; et, le 28 août, dernier jour anniversaire de sa naissance, on enleva solennellement le voile qui couvrait cette grandiose image où se révèle en même temps le génie du poëte et du sculpteur. Pendant cette cérémonie, Goethe était dans les bois de sapins d’Ilmenau ; comme d’habitude, il s’était échappé de Weimar pour éviter toutes les félicitations officielles. « Il m’est chaque année plus impossible de recevoir tous ces bienveillants hommages, écrit-il à Zelter ; les hommes se plaisent à considérer et à célébrer ma vie comme un ensemble harmonieux ; pour moi, au contraire, plus je vieillis, plus je trouve mon existence pleine de lacunes. » N’emmenant avec lui que ses petits-fils, il alla se promener une dernière fois dans ces vallées pittoresques où, un demi-siècle auparavant, il avait fait tant de courses folles. Il gravit le Gickelhahn. Arrivé au sommet, il promena longtemps son regard sur le panorama immense qu’il avait si souvent contemplé et qu’il admirait pour la dernière fois. De ce plateau élevé, on découvre une grande partie de la forêt de Thuringe, qui s’étend jusqu’à l’horizon le plus lointain et forme un immense et sombre océan de verdure ; Goethe resta longtemps immobile, et dit seulement : « Hélas ! pourquoi notre bon duc n’est-il pas là !… » Puis il monta d’un pas assuré au premier étage d’une maisonnette de bois qui lui servait d’asile la nuit, pendant ses chasses avec le grand-duc ; il y retrouva les vers délicieux qu’il avait jadis écrits sur le bois même, et qu’on peut lire encore aujourd’hui :

    Sur les cimes
    Tout est calme…
    Dans les feuilles
    Le vent se tait…
    Dans les bois
    L’oiseau est muet…
    Patience !… Bientôt pour toi
    Viendra aussi
    Le repos !…

    Trop d’émotions et de souvenirs se pressaient dans son âme ; il ne put se maîtriser, et des larmes abondantes s’échappèrent de ses yeux.