Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/327

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rêves d’originalité ils passent la moitié de leur vie à tâtonner dans l’obscurité. J’ai connu des artistes qui se vantaient de n’avoir suivi aucun maître, et de tout devoir à leur génie. Les fous ! comme si c’était possible ! Comme si le monde, à chacun de leurs pas, ne s’imposait pas à eux, et malgré leur sottise native, ne faisait point d’eux quelque chose ! Oui, je soutiens qu’un artiste qui ne ferait que passer devant les murs de cette chambre, et ne jetterait qu’un rapide coup d’œil sur les quelques dessins de grands maîtres qui y sont fixés, sortirait d’ici tout autre et plus grand, pour peu qu’il eût de génie ! Qu’y a-t-il de bon en nous, si ce n’est la force et le goût de nous approprier les éléments du monde extérieur et de nous en servir pour un but élevé ? Je peux bien parler de moi-même et dire avec simplicité ce que je sens. J’ai dans ma longue vie fait et fini maintes choses dont je pourrais être fier ; mais, si nous voulons être loyaux, qu’est-ce qui m’appartient vraiment, en dehors de la faculté et du penchant que je possédais pour voir et entendre, distinguer et choisir, animer avec un peu d’esprit et répéter avec un peu d’adresse ce que j’avais vu et entendu ? Je ne suis pas du tout redevable de mes ouvrages à ma sagesse seule, mais bien à mille objets, à mille personnes étrangères qui m’en offraient les matériaux. Je voyais venir à moi des fous et des sages, des intelligences limpides et d’autres bornées, des enfants, des jeunes gens, des hommes mûrs ; tous me disaient ce qu’ils avaient dans l’âme, ce qu’ils pensaient, quelle était leur vie, ce qu’ils faisaient, quels étaient les résultats de leur expérience, et je n’avais plus rien à faire qu’à recueillir et à moissonner ce que d’autres avaient semé pour moi. — Au fond, c’est une folie de chercher à savoir si on possède quelque chose par soi-même ou