Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/383

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nous n’avons qu’à attendre tranquillement quelque temps, et tout reprend bientôt sa marche accoutumée, comme si rien ne s’était passé. En Allemagne, il n’y a que la médiocrité et le faux talent qui puissent craindre la satire personnelle. Tout ce qui a une vraie valeur conserve l’estime de la nation en dépit de toutes les attaques, et après un peu de poussière soulevée un instant et bientôt retombée, on retrouve de nouveau l’homme de mérite continuant à marcher, du même pas, sur le même chemin. Nous n’avons donc à nous occuper que d’une seule chose : augmenter notre mérite par des travaux sérieux et honnêtes, et, tôt ou tard, notre valeur sera reconnue par la nation ; nous pouvons attendre cet instant en toute sécurité, car, par suite du morcellement de notre pays, chacun vit et travaille dans sa ville, dans son entourage, dans sa maison, dans sa chambre, sans s’occuper du bruit et des orages du dehors. En France, il en était autrement. Le Français est une créature sociable ; c’est dans la société qu’il vit, qu’il agit ; c’est devant la société qu’il s’élève et qu’il tombe. Comment une réunion remarquable d’écrivains français, vivant à Paris, pouvait-elle tolérer que plusieurs d’entre eux, que tous même, en masse, fussent insultés publiquement dans la ville même où ils vivaient, où ils cherchaient à répandre leur influence ? Comment pouvaient-ils se laisser tourner en ridicule, exposer au dédain, au mépris ? On devait s’attendre à une violente réponse.

Pris dans son ensemble, le public n’est capable de juger aucun talent, quel qu’il soit, car les principes sur lesquels la critique doit s’appuyer ne sont pas innés en nous, ce n’est pas non plus le hasard qui peut nous les faire connaître ; pour s’en servir, il faut les avoir conquis par l’étude et par la pratique. — Au contraire, pour juger la moralité d’un acte, nous avons en nous un juge excellent : la conscience, et chacun aime à faire prononcer à ce juge des arrêts, non sur soi-même, mais sur les autres. Voilà pourquoi les littérateurs qui veulent nuire à leurs adversaires auprès du public accusent leur moralité, leur imputent certaines intentions, et montrent les conséquences probables de leurs actes. Ce n’est plus le poëme, l’œuvre de l’homme de talent que l’on examine ; on laisse de côté ce point de vue, le seul juste ; cet homme qui, pour le bien du monde et des hommes, a reçu des facultés éminentes, est amené devant le tribunal de la moralité, devant lequel auraient seuls le droit de le faire comparaître sa femme et