Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/437

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dispositions, mais il ne s’en sert pas pour atteindre un but immédiat et terrestre ; le but qu’il cherche est élevé, idéal, général. Si nous appelons Shakspeare un des plus grands poètes, nous disons par cela même que presque personne n’a pénétré le monde comme lui, que presque personne n’a su en donner au lecteur une connaissance plus haute. En effet, grâce à lui, le monde devient pour nous pleinement transparent ; nous devenons tout à coup les confidents de la vertu et du vice, de la grandeur et de la petitesse, de la noblesse, du crime, etc., et cela par les moyens les plus simples. Si nous cherchons quels sont ces moyens, il nous semblera d’abord que son application constante est de tout mettre sous nos yeux ; mais c’est là une illusion. Les œuvres de Shakspeare ne sont pas faites pour les yeux du corps. Je m’explique : L’œil peut bien être appelé le sens le plus pur ; c’est lui qui nous rend le plus facilement les objets sensibles, mais le sens intime de l’âme est encore plus pur ; c’est lui qui, par la parole, nous rend les objets sensibles de la façon la plus haute et la plus rapide. Car les paroles fécondes sont seulement celles qui nous mettent devant les yeux, non des pensées d’une profondeur impénétrable, mais des images claires et précises. Or Shakspeare s’adresse toujours à notre sens intime, mais de telle sorte que le monde de l’imagination s’anime et s’éveille aussitôt en nous. Ainsi se produit un effet très-grand, mais dont nous ne savons pas nous rendre compte ; ainsi s’explique cette illusion qui nous fait croire que tout a paru réellement devant nos yeux. Si l’on étudie de près les pièces de Shakspeare, on verra qu’elles sont bien plus riches en mots profonds qu’en action. Il présente aux yeux ce qui pourrait facilement s’imaginer, et même ce qui ferait mieux, vu par l’imagination que vu par les yeux. L’âme de Hamlet, les sorcières de Macbeth, un grand nombre de spectacles terribles ne reçoivent leur valeur que d’un travail de l’imagination ; et c’est pour elle que Shakspeare a écrit tant de petites scènes intermédiaires ; car, à la lecture, elles passent devant nous rapidement et font bon effet ; à la représentation, au contraire, elles troublent et même fatiguent et ennuient. La puissance de Shakspeare réside donc dans les paroles vivantes qu’il a répandues partout. On s’en aperçoit facilement lorsqu’on lit ses pièces à haute voix ; l’auditeur n’est distrait ni par l’exactitude ni par la fausseté du jeu des acteurs. Il n’y a pas de jouissance plus haute et plus pure que de se faire, les yeux fermés, non déclamer, mais réciter une pièce de