Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/63

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d’étranges vicissitudes, m’avait admis au petit nombre de ceux qui jouissent de la société intime et de la confiance d’un homme dont je venais encore à l’instant de sentir toute la grandeur, et que je voyais en ce moment même devant mes yeux dans toute son amabilité.

On apporta au dessert des biscuits et de beaux raisins ; ceux-ci étaient envoyés de loin, et Goethe fit mystère du lieu d’où ils venaient. Il les servit et me tendit à travers la table une très-belle grappe. — « Tenez, mon bon, dit-il, mangez de ces douceurs, et soyez heureux ! » — J’acceptai les raisins que me présentait la main de Goethe, et de corps comme d’esprit je sentis que j’étais près de lui.

On parla du théâtre, du talent de Wolff, et de toutes les qualités de cet excellent artiste. « Je sais bien, dit Goethe, que tous nos vieux acteurs ici ont appris beaucoup de moi, mais je ne peux cependant nommer mon véritable élève que Wolff. Pour vous montrer combien il était pénétré de mes maximes et comme il jouait bien selon mes principes, je veux vous raconter un trait que j’aime à répéter. J’avais un jour ressenti un violent mécontentement contre lui. Il devait jouer le soir ; j’étais dans ma loge. « Ce soir, me disais-je, il faut bien l’épier, « je n’ai pas aujourd’hui en moi la moindre trace de prévention qui puisse parler pour lui et l’excuser. » Wolff joua ; je restai les yeux tendus sur lui ; mais quel jeu ! quelle sûreté ! quelle assurance ! Il me fut impossible d’apercevoir même l’apparence d’une faute contre les règles que j’avais gravées en lui, et je ne pus m’empêcher de lui rendre ma bienveillance. »