Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/70

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amie de l’humanité, mais dès le commencement on l’a défigurée. Les premiers chrétiens étaient des libres penseurs mêlés à des ultras !… »

J’exprimai à Goethe tout le plaisir que me causait cette lettre. « Vous voyez, dit-il, quel homme remarquable ! comme Humboldt a bien fait de réunir ces quelques traits suprêmes qui sont vraiment comme un symbole dans lequel se reflète la nature entière de ce prince éminent ! Oui, voilà comment il était ! Je peux le dire mieux que personne, car personne ne le connaissait à fond comme moi. N’est-ce pas déplorable qu’il n’y ait pas de privilège, et qu’un pareil homme disparaisse sitôt ! — Encore un misérable siècle, et quel pas il aurait fait faire à son temps !… Mais savez-vous quelque chose : le monde ne doit pas arriver au but aussitôt que nous le pensons et le désirons. Toujours les génies retardataires sont là ; ils se glissent partout, font obstacle partout ; aussi, on marche bien en avant, mais très-lentement. Vivez seulement un peu, et vous trouverez que j’ai raison. »

« — Le développement de l’humanité, dis-je, semble calculé sur des milliers d’années. »

« — Qui sait, dit Goethe, peut-être sur des millions d’années !… Mais que l’humanité dure autant qu’elle le voudra, elle ne manquera jamais d’obstacles pour l’embarrasser et de misères pour développer ses forces. Elle deviendra plus sage et plus savante, mais meilleure, plus heureuse, ou plus forte, non, ou cela ne durera que quelques moments. Je vois venir le temps où Dieu ne trouvera plus aucune joie en elle, où il lui faudra de nouveau la détruire et rajeunir la création. Je suis sûr que tout est disposé sur ce plan, et déjà, dans un lointain avenir, sont arrêtés le temps et l’heure où doit commencer