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Que ce fût par hauteur ou par dépit, par tristesse ou par rancune, toujours est-il que le vieux maître vivait seul. Célibataire et sans famille, n’ayant que des parents lointains dans la province et ne cultivant d’autre amitié que celle du silencieux Thismonard, son inséparable, il menait, dans sa vaste propriété de Neuilly, une existence assez mystérieuse. Personne ne pénétrait chez lui, à part les fournisseurs et le personnel de sa maison, qui était nombreux, mais bizarre : tous les serviteurs étaient Chinois. Sans doute avait-il été amené à cette organisation par la croissante difficulté de se procurer en France des domestiques supportables. Il aurait pu tout au moins, comme tant d’autres, trouver dans les bureaux de placement des Chinois parlant le français ; au contraire, il n’admettait à son service que des Célestes ignorants de toute langue européenne, et l’on racontait même qu’il les faisait directement venir de Mandchourie ou de Corée ; un ancien professeur de Canton lui servait à la fois d’interprète et de majordome. Cette maisonnée sortait peu et jasait moins encore.

On savait cependant que le professeur avait fait édifier, dans le parc attenant à son hôtel, trois corps de bâtiment : l’un minuscule, mais construit comme une forteresse ou comme une prison, dont les portes étaient ferrées et les fenêtres munies de barreaux, s’appelait le laboratoire ; le deuxième abritait une véritable ménagerie, où le docteur entretenait des animaux de diverses espèces, généralement mammifères ; le troisième, vaste, clair, hygiénique, aménagé comme un sanatorium et pourvu d’un jardin, constituait l’hospice : des vieillards pauvres étaient recueillis là, gratuitement, soignés et défrayés de tout : on estimait leur nombre à une trentaine environ, et l’équité oblige à croire qu’en effet ces hospitalisés recevaient de bons soins, puisqu’en dix-huit années les officiers ministériels n’eurent jamais à pénétrer dans l’immeuble pour y constater un décès ; en outre, les rapports d’inspecteurs sanitaires attestaient unanimement le parfait état des locaux et des personnes.