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CONTES DU « JOURNAL »

LE MATIN TRAGIQUE
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Le 25 juillet 1941, l’univers entier apprit qu’un philanthrope, le docteur Auguérand, inventeur d’un élixir qu’il expérimente depuis trente ans et qui triple la durée de la vie humaine, va livrer son invention au public gratuitement ; l’authenticité de sa découverte est certifiée par une commission de savants. Dès le lendemain, 26 juillet, à neuf heures du matin, une buvette sera ouverte dans le parc de la Clinique, à Neuilly. Immense joie. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française : le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu : les héritiers qui attendent une fortune, les arrivistes qui souhaitent un avancement voient leur avenir compromis ; la Jeunesse des Écoles et le Prolétariat se sentent menacés ; toutes les administrations publiques se sont mises en grève. Au contraire, l’Allemagne qui entrevoit une occasion d’accroître encore sa supériorité numérique applaudit au système de longévité.
Dès le soir du 25 et au matin du 26, des articles violents ont paru dans la presse parisienne. Auguérand y est considéré comme un agent de l’Allemagne, et ses partisans sont traités d’Alboches. Une manifestation colossale s’est organisée, et dans la foule se perdent les rares adeptes du bienfaiteur. Les bandes hostiles se dirigent vers Neuilly. Auguérand vient d’apprendre, par son ami Thismonard, cette stupéfiante nouvelle. Déjà les sans-travail entourent la villa. Il est 8 h. 55 du matin.


Ce fut une stupeur dans l’univers entier, quand on apprit l’attitude de la France. Dès le milieu de la nuit, le télégraphe avait lancé jusqu’aux antipodes la déconcertante nouvelle : « Paris s’oppose à l’adoption de la longévité ». Tout d’abord, on hésitait à croire, et quand la certitude s’imposa, on parvenait mal à comprendre ; puis les dépêches successives apportèrent l’argumentation des antimacrobiens.

Elle n’obtint, en général, aucun succès ; on se plut à y trouver l’occasion de constater à nouveau le caractère si volontiers paradoxal de l’esprit français, et presque partout on dauba sur notre incohérence. Les États-Unis de l’Amérique du Nord, qui sont pratiques jusqu’à la tyrannie et chez qui les personnes comptent médiocrement, furent à peu près seuls à penser comme nous. Les Anglais, au contraire, avec leur respect si marqué de l’individu, se prononçaient vigoureusement en faveur de la liberté que chacun doit avoir de vivre ou de ne pas vivre, à ses risques. L’Espagne et la voluptueuse Amérique du Sud ne demandaient qu’à jouir aussi longtemps que possible de l’existence bénie et repoussaient d’un coup d’éventail les problèmes inquiétants. L’Italie, où tant de races se sont croisées, hésitait et se partageait. Mais les nègres persistaient à danser de joie en l’honneur d’Auguérand. Les jaunes, imbus du respect des ancêtres, s’indignaient religieusement de ce qu’on osât refuser la prolongation de la vieillesse. Le panslavisme, fort par le nombre et riche d’espace, avait, plus encore que le pangermanisme, de solides raisons pour adopter un système qui accroîtrait son prestige en multipliant son importance. Bref, à l’exception des États-Unis et de quelques provinces nord-italiennes, le concert mondial nous réprouva pour se ranger à la théorie allemande : « Accueillons d’abord le bienfait, et nous parerons ensuite aux difficultés qu’il provoque ».