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CONTES DU « JOURNAL »

La Fin d’un Rêve
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Le docteur Auguérand a inventé un élixir qui doublera et triplera la durée de la vie. Depuis trente ans, il expérimente son remède sur des animaux et des sujets humains recueillis dans son sanatorium de Neuilly : l’authenticité de la découverte a été scientifiquement démontrée, hier, 25 juillet 1941. Mais, après l’enthousiasme des premières heures, un revirement s’est produit dans l’opinion française ; le danger économique qui va résulter de la surpopulation est apparu. L’Allemagne, au contraire, ayant vu là un moyen d’accroître sa supériorité numérique, applaudit au système de la longévité. Dès lors, Auguérand est apparu comme un agent de l’Allemagne ; ses partisans sont traités d’Alboches. Une manifestation colossale s’est organisée ; tous les services publics sont en grève ; les bandes hostiles se dirigent vers Neuilly ; les sans-travail entourent la villa et hurlent, attendant l’heure pour l’ouverture des portes ; et pendant ce temps, les hommes de tous les peuples, télégraphiquement informés de l’émeute qui met en péril leur espoir de vivre longtemps, suivent avec anxiété les péripéties de l’émeute.
Auguérand est dans le salon de la villa ; son ami Thismonard vient de lui apporter les stupéfiantes nouvelles du mouvement qui le menace.

À ce moment, par-dessus la rumeur des hommes, un timbre de métal tinta, net et dur, ainsi qu’une cloche d’alarme au fond de la tempête.

— Neuf heures ! dit Thismonard.

On n’entendit que le premier coup, salué d’une acclamation qui couvrit tous les autres.

— C’est maintenant…

Alors seulement l’inventeur tourna la tête vers le confident de son œuvre et proféra :

— Tu crois qu’il faut ?

— Quoi ?

— Les punir ?

Thismonard comprit avec horreur. Le demi-dieu tenait la vie du monde dans sa main et la pesait ! Cette immobilité qu’un examen superficiel avait prise pour de l’accablement, c’était la raideur du juge devant qui l’univers comparaît, et qui hésite au bord de son propre verdict ! Ces deux larmes encore brillantes sur son masque, les avait-il versées sur l’homme avant de le condamner, ou bien sur l’œuvre avant de l’abolir ?

— Oh, maître, tu penses… à…

— J’y pense.

Depuis que l’horloge avait sonné, les sans-travail, sur un rythme impérieux, entonnaient l’appel : « É-li-xir ! É-li-xir ! »