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Page:Edmond Haraucourt Le gorilloide 1904.djvu/3

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D’AUTRES

« Le prime jour de l’An nouveau invite nos esprits à regarder en l’avenir. »
Guy de l’Estang (1413).
Quatre mille siècles ont passé. La face du monde est changée. Notre continent s’est englouti sous des mers nouvelles : les eaux glacées du Pôle descendent jusqu’aux rivages de l’Afrique. Les seules régions habitables ceinturent le globe entre les deux tropiques. Toutes nos espèces animales ou végétales se sont transformées pendant la période quintaire, et la plupart ont cessé d’être. L’Humanité n’existe plus. En revanche, plusieurs races de singes se sont perfectionnées, et parmi elles, les gorilles, parvenus à leur plus haut degré de développement, constituent l’être supérieur. Ils vivent en société, et leur civilisation, comme leur science, est fort avancée.
Ils ne savent rien de l’Homme. Mais l’illustre professeur Sffaty, dans un voyage d’exploration tenté vers les régions polaires, vient de découvrir, dit-on, un dernier spécimen d’une race bizarre, qui fut la nôtre. Cette nouvelle a passionné l’opinion. De violentes polémiques sont engagées dans les journaux et ce problème s’agite : Le Singe descend-il de l’Homme ?
La politique et la religion ont envenimé le débat, qui a promptement cessé de rester scientifique. Une conférence du professeur Sffaty, annoncée comme devant avoir lieu au grand amphithéâtre du Muséum de Karysk, a rassemblé toutes les aristocraties de la naissance ou de la gloire : les plus grands noms de la terre sont représentés dans cette salle, comble dès l’ouverture des portes. L’auditoire est houleux, dans l’attente du professeur.
Celui-ci paraît enfin : des applaudissements nourris et un tumulte hostile accueillent son entrée. Il est assez pâle, mais très calme : sa belle prestance et la dignité de son attitude finissent par imposer. Au bout d’un quart d’heure, le silence s’est presque rétabli, et le docteur Sffaty peut se faire entendre. Il parle :
Messieurs,

Quelle que puisse être l’humilité qui s’impose aux pionniers de la Science, dont l’habitude est de vivre en face des plus sublimes problèmes et de constater sans cesse les impuissances de l’effort, j’ai la conviction de voir aujourd’hui mes peines et mes fatigues récompensées par une découverte d’ordre primordial, et de vous présenter un document qui intéresse au plus haut point l’histoire de notre race, de ses origines et de son avenir. (Sensation.)

Les journaux du monde entier vous en ont déjà parlé, et peut-être avec un peu trop de hâte ; un peu trop vite peut-être, et trop catégoriquement aussi, ils ont apprécié le caractère de cette révélation scientifique : Est-il vrai, comme ils le prétendent, que je vous rapporte l’Ancêtre ? En d’autres termes, est-il vrai, comme on l’a dit, que le Gorille descend de l’Homme ? Messieurs, allons moins vite. Une telle question est grave et demande à n’être résolue que dans le plus grand calme et par un très lent examen, avec une méthode précise. C’est pourquoi, avant de vous présenter l’étrange animal qui fera l’objet de notre étude, il convient de jeter tout d’abord un regard en arrière, afin de nous mieux expliquer les conditions de son existence et le milieu dans lequel il a pu se manifester. (Mouvements divers.)