Page:Edmond Haraucourt derniere-neige.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

L’humanité, pendant trop d’ères successives, avait vu passer tous les dogmes, toutes les conceptions de la poésie et de la raison, tous les mythes et tous les symboles, toutes les possibilités idéalistes ou réalistes, et sa longue lassitude l’avait conduite à l’indifférence totale. Les abstractions, sous aucune forme, ne l’intéressaient plus. L’expérience accumulée par tant de générations et tant d’histoire aboutissait au refus de s’exalter encore pour quoi que ce fût. Ces calculateurs ne daignaient plus s’amuser au jeu d’établir une distinction quelconque entre le Bien et le Mal.

Ils n’aimaient rien. Ils avaient supprimé toute passion comme une dépense inutile de force, c’est-à-dire un appauvrissement, et par conséquent un danger. Ils vivaient chastes et impassibles, n’appréhendant point la mort et ne jouissant point de la vie. Le désir d’amour ne travaillait plus que de rares individus dont le cas pathologique relevait de la compétence des thérapeutistes. La fonction de procréer en vue du maintien de l’espèce faisait l’objet d’un mandat national, dûment réglementé par des textes.

Depuis neuf siècles, en effet, les destructions causées par le froid semblaient ne plus s’aggraver : l’homme avait su trouver le moyen d’attirer vers la surface de l’écorce terrestre les derniers frissons de chaleur qui vibraient encore dans le noyau focal. Le travail de décrépitude n’en continuait pas moins, au tréfonds de la planète ; mais, tant qu’une calorie subsisterait dans les entrailles du globe, elle devait appartenir à ce tyran malingre qui la revendiquerait pour son usage. Afin de prolonger l’agonie de sa race, l’homme retardait la mort d’un astre.

À vrai dire, il n’en retardait que les manifestations superficielles, et, par ce fait même, il coopérait au refroidissement final, puisqu’il accélérait, pour son bénéfice propre, la consommation des suprêmes réserves de chaleur. Il s’en souciait peu :