Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/41

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héritage. Un dîner complet, composé de choses aux noms bizarres, qu’ils se firent servir dans une taverne anglaise des environs du Passage, scella leur tendresse nouvelle. Elle se fendit d’une bouteille de vin au dessert. Les fumées du piot, surtout la joie d’avoir reconquis son Baut, rendaient leurs appétissantes couleurs aux joues et leur flamme aux yeux de la pauvre fille. Le petit carabinier se réjouissait de cette métamorphose, et plus hardi, de son côté, dans la rue il offrait le bras à la paysanne presque répudiée le matin.

Elle acheta des cigares qu’il fuma prodigalement ; elle renouvela la provision. Aujourd’hui ils ne compteraient pas.

Elle était résolue, pour ne pas provoquer trop ouvertement les médisances des gens de Molvliet, de passer la nuit à Anvers et de prendre au matin le premier train pour son village.

Les fiancés achevèrent leur soirée dans un musico des environs de la gare. Au fond de la salle oblongue, aux parois enfumées ornées de glaces, un « orchestrion » moulait des valses de Strauss et le quadrille d’Orphée aux Enfers, Lusse, étourdie par les lumières, les tables de marbre blanc, les onomatopées brèves des garçons glabres criant la commande, l’entassement des consommateurs, presque tous des voyageurs tuant, le verre en main, les dernières minutes de leur séjour à Bruxelles, — Lusse comprenait difficilement les explications, très embrouillées d’ailleurs, que ce malin Baut lui donnait sur la colossale « machine à musique », dont les déchaînements polyphoniques dominaient tous les autres bruits.