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LA NOUVELLE CARTHAGE

En un rien de temps, les torches sont arrachées des mains des porteurs, la grosse caisse trouée d’un coup de gourdin, la bande balayée, culbutée, sans que les assaillis aient opposé la moindre résistance.

Et quand le gros et la queue de la colonne débouchent à leur tour à l’endroit où vient d’avoir lieu la bagarre, les fuyards sont déjà loin.

Cependant les Gueux apprennent que dans la ville neuve, au boulevard Léopold, les riches, se croyant à l’abri des atteintes populaires, ont pavoisé et illuminé leurs façades.

— Chez Béjard ! braillent les manifestants.

Depuis la place de Meir, la manifestation revêt un caractère sinistre. Les rangs des ouvriers, des débardeurs et des petits bourgeois se sont éclaircis, pour faire place à une traînée de gaillards sans vergogne. Ceux-ci ne chantent plus l’Hymne des Gueux, mais ils hurlent des refrains incendiaires.

En route, avenue des Arts, un runner jette un pavé à travers la porte de l’hôtel Saint-Fardier, dont les fenêtres sont garnies de lampions. Les vitres volent en éclats. En agitant un rideau de soie, le vent le rapproche de la flamme des lampions ; l’étoffe prend feu. La foule féroce se trémousse et acclame l’incendie, ce complice inattendu.

— C’est cela. Faisons flamber la baraque !

Mais un peloton de gendarmes, la police et une compagnie de gardes civiques les empêchent de pousser cette plaisanterie jusqu’au bout.

Tandis qu’une partie de la colonne s’attarde et donne du fil à retordre aux gendarmes, les autres en profitent pour déboucher au boulevard Léopold par des rues latérales, presqu’en face de l’hôtel Béjard.

— À bas Béjard !… À bas le marchand d’âmes !… À bas le négrier !… À bas le tourmenteur d’enfants !…

Des explosions de cris sanguinaires affrontent la demeure de l’oligarque. A-t-il eu vent de ce qui se préparait, mais Béjard, l’étranger, l’élu des paysans s’est abstenu d’illuminer. Les volets du rez-de-chaussée sont clos et il semble qu’il n’y a pas de lumière à l’intérieur.

Mais cette modestie ne désarme pas les manifestants. Ils se sont rués comme des fous sur la maison maudite. Les rôdeurs et les vagabonds, composant à présent le gros du cortège, excellent surtout dans les démolitions. Les volets fendus sont arrachés des fenêtres, les glaces mises en pièces.

— À mort ! À mort ! hurlent les émeutiers.

Confiant le drapeau à son fidèle Vingerhout, Paridael s’interpose et veut les empêcher de se jeter dans la maison, car