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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/137

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LA NOUVELLE CARTHAGE

bas, entendez-vous, Monsieur, que depuis qu’il m’a fallu intervenir dans les frais de votre sport politique, et couvrir de ma signature vos sottes et extravagantes entreprises ? Vrai, ne me parlez pas de ce qu’elle m’a coûté ; des gaspilleurs et des faiseurs de votre espèce ne me tiennent pas quitte à si bon compte, ils m’enlèveraient jusqu’à l’honneur…

Et Dobouziez se laissa tomber, épuisé, dans un fauteuil.

Béjard avait écouté presque tout le temps, en se promenant de long en large, et en opposant une sorte de sifflement aux vérités les plus cinglantes.

Au-dessus, dans les salons, la voix de Mme Béjard continuait de résonner, profonde et mélancolique. Et cette voix remuait l’industriel jusqu’au plus profond des entrailles. Car, si Dobouziez souffrait dans sa probité et sa prudence de négociant de s’être mépris à ce point sur la vertu commerciale de son gendre, il s’en voulait surtout d’avoir exposé le repos, la fortune et l’honneur de sa fille aux risques et aux accidents de pareille association !

Dobouziez avait songé au divorce, mais il y avait l’enfant, et la mère craignait d’en être séparée. En invoquant les difficultés de sa propre situation, le fabricant n’exagérait pas. À des années de prospérité, succédaient un marasme et une accalmie prolongée. Depuis longtemps l’usine fabriquait à perte ; elle n’occupait plus que la moitié de son personnel d’autrefois… Dobouziez s’était saigné à blanc, dix fois, pour remettre à flot les affaires de Béjard. La suspension de paiements de la maison américaine notifiée à Béjard, l’atteignait aussi. Comment ferait-il face à cette nouvelle complication ? Il ne pourrait se tirer d’affaire lui-même qu’en hypothéquant la fabrique et ses propriétés.

Mais pouvait-il laisser mettre en faillite le mari de sa fille, le père de son petit-fils et filleul Guillaume ?

Béjard l’attendait à ce silence. Il l’avait laissé se débattre et expectorer sa bile, il lisait sur le visage contracté du vieillard les pensées qui se combattaient en lui. Lorsqu’il jugea le moment venu de reprendre le débat, il recourut à son ton doucereux de juif qui ruse :

— Trêve de récriminations, beau-père, dit-il. Et nous nous jetterions durant des heures nos torts réels ou prétendus à la tête, que cela ne changerait rien à la situation. Parlons peu, parlons bien. Rien n’est désespéré, que diable ? Bien entendu si vous ne vous obstinez point à me plonger vous-même dans le bourbier où je me sens enfoncer ! J’ai calculé sur cette feuille — et vous pourrez l’emporter pour vérifier, à loisir, à tête plus reposée, l’exactitude de mes chiffres — que ma dette