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LA NOUVELLE CARTHAGE

velle par ce temps de crise et de stagnation, mais il a deviné, dès les premiers mots de l’entretien, voire par la démarche même à laquelle s’est décidé Dobouziez, que celui-ci se trouve dans des difficultés atroces, et Daelmans appartient à la classe de plus en plus restreinte de commerçants qui s’entr’aident. Non, admirez le tact avec lequel M. Daelmans débat les conditions de la reprise. Afin de mettre M. Dobouziez à l’aise, il ne feint aucune surprise, il ne prend pas ce ton de compassion qui offenserait si cruellement un homme de la trempe du fabricant ; il ne lui insinue même pas que s’il consent à racheter la fabrique, de la main à la main, c’est uniquement pour obliger un ami dans la détresse. Pas une récrimination, pas un reproche, aucun air de supériorité !

Oh ! le brave Daelmans-Deynze ! Et ces bons sentiments ne l’empêchent pas d’examiner et de discuter longuement l’affaire. Il entend concilier son intérêt et sa générosité ; il veut bien obliger un ami, mais à condition de ne pas s’obérer soi-même. Quoi de plus équitable ? C’est à la fois strictement commercial et largement humain ? Cependant ils vont conclure.

Reste un point que ni l’un ni l’autre n’osent aborder. Il faut bien s’en expliquer cependant ; tous deux l’ont au cœur. Mais Dobouziez est si fier et Daelmans si délicat ! Enfin, Daelmans se décide à prendre, comme il dit, le taureau par les cornes :

— Et, sans indiscrétion, Monsieur Dobouziez, que comptez-vous faire à présent ?

L’autre hésite à répondre. Il n’ose pas exprimer ce qu’il souhaiterait.

— Écoutez, reprend M. Daelmans, vous accueillerez mes ouvertures comme vous l’entendrez et il est convenu d’avance que vous me les pardonnez, au cas où elles vous paraîtraient inacceptables… Voici. La fabrique changeant de propriétaire, il serait désastreux qu’elle perdît du même coup son directeur… Vous me comprenez ? Je dirai même que cette éventualité suffirait pour faire hésiter l’acquéreur. Des capitaux se remplacent, Monsieur Dobouziez, l’argent se gagne, se perd, — se gaspille, allait-il dire, mais il se retint — se regagne. Mais ce qui se trouve et ce qui se remplace difficilement, c’est un homme de talent, un homme instruit, actif, expérimenté, un homme du métier… C’est pourquoi je vous demande, Monsieur Dobouziez, si vous verriez quelque inconvénient à demeurer à la tête d’une industrie que vous avez édifiée et que vous seul pouvez maintenir et perfectionner… Nous comprenons-nous ?

S’ils se comprenaient ! Ils ne pouvaient mieux se ren-