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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/167

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LA NOUVELLE CARTHAGE

chent jusqu’à la moelle, le petit boutiquier doit renoncer à la lutte… À moins de compagnonner avec eux, recourir à leurs pratiques, de leur disputer la proie à coups de poing et de couteau ! Autant m’engager tout de suite dans une bande de francs voleurs !

« D’autre part l’invention des allèges à vapeur me force de vendre mon batelet pour du bois à brûler… Et, pour nous achever, voilà que nos fils ne trouvent plus à se placer… Nos grands chefs de maisons n’engagent que des volontaires allemands. Les mieux disposés pour leurs pauvres concitoyens, notamment M. Daelmans-Deynze et M. Bergmans, sont assaillis de demandes et ont engagé déjà plus du double d’employés nécessaires ! Il faudrait pouvoir attendre qu’une place devînt vacante. Mais d’ici là, nous avons le temps de nous serrer le ventre… Vous le voyez, c’est la fin. Anvers ne veut plus de nous. Aussi avons-nous pris le parti de nous en aller tous. Et, s’il nous faut crever, du moins aurons-nous vaillamment tenté jusqu’au dernier effort pour vivre !… »

Et Tilbak refoula par un terrible juron l’émotion qui l’étranglait.

— Non, non, s’écria Laurent, en lui donnant des tapes dans le dos, pour le réconforter. Vous ne partirez pas, mon brave Vincent. Et je bénis doublement l’inspiration qui m’amène ici ! Depuis ce matin je suis riche, mon excellent gaillard ! Je possède largement de quoi vous venir en aide à vous et aux vôtres. C’est plus de trente mille francs que je tiens à votre disposition, mon très cher. Vous n’avez jamais douté de moi, je suppose. Eh bien, alors ! Allons qu’on cesse de se lamenter… Mais avant de retrouver Siska et vos enfants, laissez-moi compléter ma démarche. L’argent qu’il vous répugnerait peut-être de tenir d’un ami, vous serez obligé de l’accepter d’un fils, oui, d’un fils — Siska ne m’a-t-elle pas toujours considéré comme son aîné ? — ou, si vous l’aimez mieux, de votre gendre… Vincent, accordez-moi la main de votre fille Henriette !

Tilbak lui appuya les mains sur les épaules et le regarda au fond des yeux :

— Merci, Monsieur Laurent. Votre offre généreuse ne nous touche pas moins profondément que votre demande, mais nous ne pouvons y donner suite… Il y a longtemps que ma femme a lu dans le cœur de notre fille et qu’elle combat le sentiment déraisonnable qui s’y est logé. Pour ne rien vous cacher, cet amour est même une des causes de notre départ… Tous, ici, nous avons besoin de changer d’air…

« Je vous le dis, à vous aussi Monsieur Laurent, ce mariage est impossible. Même si j’y avais consenti, ma femme s’y serait