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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/176

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LA NOUVELLE CARTHAGE

son auditoire. À la pompe d’un descriptif forain, aux hyperboles d’un dentiste, le suppôt des marchands d’âmes mêle des lazzis de carrefour ; il saupoudre son éloquence des grosses épices du luron en sabots ; il flatte les faiblesses, émoustille la sensualité brutale, appâte la gloutonnerie charnelle de ces amoureux sans vergogne, leur fait entrevoir des proies complaisantes, des victimes très pitoyables à leur afflux de sève, à leurs dégorgements d’humeur, à leurs frénésies, exaspérées par des continences prolongées et des effusions contrariées. Les frustes gaillards s’éperdent, la gorge sèche, ou se trémoussent, aux images paillardes, harcelés, entrepris par le vice subtil et piquant de ce drôle, de ce ribaud pervers et squammeux comme les sirènes.

Enfin, pour frapper un dernier coup, l’entremetteur propose de lire des lettres d’aventuriers qui ont fait fortune là-bas : — Ah ! elles sont authentiques comme l’Évangile, ces épîtres ! Vérifiez plutôt, vous, l’instituteur qui savez lire ! Voyez les cachets et les empreintes de l’enveloppe, les noms des bureaux de poste escales… Et ces timbres, ces « petites têtes » comme vous les appelez, ne réfléchissent point les traits de notre roi « Liapol ». Lisez vous-même, hé ! le maître d’école ?… Vous voyez bien que je ne veux pas vous en faire accroire. Voici mes dires écrits noir sur blanc !

Dans ces lettres les éloges fluent, grossiers, dictés d’Europe ou élaborés dans les facendas des pourvoyeurs de là-bas. Le compérage désabuserait des écoutants plus lettrés. « Oui, garçons, je repars moi-même dans quelques jours… Voyons, qu’on se décide, qui de vous m’accompagne ? Aussi vrai qu’il y a un Dieu, je ne parviendrais plus à me réhabituer à notre pauvre petite Europe ».

Et le drille facétieux les presse, les capte, les englue. Parfois l’entremetteur, pour mieux appuyer ses discours, fait rouler avec une feinte négligence une poignée d’or sur la table poissée par les culs de verres. Ce sont des monnaies étrangères, énormes. Là-bas on ne paie qu’en or et en pièces grandes comme nos misérables cinq francs en argent. Au tintement des piastres, les prunelles du petit vacher lancent des flammes de conquistadore : sa maritorne commande à des centaines de servantes, ne vêt que des dentelles et se vautre dans la couette.

Rentrés chez eux, les gars ruminent ces images, ils n’en dorment pas ou les revoient en rêve. Les maris discutent sur l’oreiller avec leurs ménagères ; d’abord bougonnes et réfractaires, peu à peu celles-ci se laissent convaincre et s’affriolent.

Aux champs devant le ciel maussade, au milieu du navrement de la plaine, en éventrant la terre qui leur paraît plus