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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/179

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LA NOUVELLE CARTHAGE

l’émut pour la vie et sembla condenser la détresse et le navrement de ce prologue de l’exil.

Au moins une trentaine de ménages de Willeghem, bourgade de l’extrême frontière septentrionale, s’étaient accordés pour quitter ensemble leur misérable pays. Ceux-là n’avaient point pris place sur les camions, mais un peu après l’arrivée du gros des émigrants flamands, ils se présentèrent en bon ordre, comme dans un cortège festif. Soucieux de faire bonne figure, de se distinguer de la cohue, désirant qu’on dise après leur départ : « les plus crânes étaient ceux de Willeghem. »

Les jeunes hommes venaient d’abord, puis les femmes avec leurs enfants, puis les jeunes filles et enfin les vieillards. Quelques mères allaitaient encore leur dernier-né. Combien de vieilles, s’appuyant sur des béquilles et comptant sur un renouveau, sur une mystérieuse jouvence, devaient s’éteindre en route, et cousues dans un sac lesté de sable, basculées sur une planche, étaient destinées à nourrir les poissons ! Des hommes faits, en nippes de terrassiers, vêtus de gros velours côtelé, avaient la pioche et la houe sur l’épaule et le bissac et la gourde au flanc. Des couvreurs et des briquetiers allaient appareiller pour des pays où on ignore les tuiles et la brique.

Une jeune fille, l’air d’une innocente, moufflarde et radieuse, emportait un tarin dans une cage.

En tête marchait la fanfare du village, bannière déployée.

Fanfare et drapeau émigraient aussi. Les gars pouvaient hardiment emporter leurs instruments et leur drapeau, car il ne resterait personne à Willeghem pour faire partie de l’orphéon.

Laurent avisa, marchant à côté du porte-drapeau, un ecclésiastique à cheveux blancs, le prêtre de la bourgade. Malgré son grand âge, le pasteur avait tenu à conduire ses paroissiens jusqu’à bord, comme il les accompagnait jadis chaque année au pèlerinage de Montaigu[1]. L’avaient-ils priée et conjurée, la bonne Vierge de Montaigu, depuis des années que durait la crise ! Pourquoi, patronne de la Campine et du Hageland, restais-tu sourde à ce cri de détresse ? Au lieu de remonter, comme aux temps légendaires, les fleuves limoneux du pays, dans des barques sans pilotes et sans mariniers, pour atterrir aux rivages élus par leur divin caprice et s’y faire édifier d’hospitaliers sanctuaires, les vierges miraculeuses désertaient donc, à présent, leurs séculaires reposoirs et avaient redescendu les premières les mêmes cours d’eau qui les conduisirent autrefois, des continents inconnus, au cœur des Flandres. Pourtant

  1. Voir les Milices de Saint-François.