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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/192

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LA NOUVELLE CARTHAGE

pléthoriques. Maisons célèbres, universelles ; enseignes désormais historiques : chez Mme Jamar on vantait la « grotte », chef-d’œuvre peu orthodoxe de l’entrepreneur des grottes de Lourdes ; chez Mme Schmidt on appréciait le mystère, l’incognito garanti par diverses entrées donnant accès à de petits salons aménagés comme des tricliniums ; Mme Charles se recommandait par l’éclectisme de son personnel, un service irréprochable, et surtout les facilités de paiement ; le Palais de Cristal monopolisait les délicieuses et neuves Anglaises ; au Palais des Fleurs florissaient les méridionales ardentes et jusqu’à des bayadères de l’extrême Orient, créoles lascives, mulâtresses volcaniques, quarteronnes capiteuses et serpentines, négresses aléacées.

Les façades, hautes comme des casernes, croisent les feux de leurs fenêtres. Des vestibules pompéiens, dallés de mosaïque, ornés de fontaines et de canéphores, claironnent les surprises de l’intérieur. Derrière de hautes glaces sans tain, incrustées de symboles et d’emblèmes, sous les lambris polychromés à l’égal des oratoires byzantins où les cinabres, les sinoples et les ors affolants, hurlent et se démènent à l’éclat des girandoles, le passant devine les stades de la débauche, depuis les baisers colombins et les pelotages allumeurs sur les divans de velours rouge, jusqu’aux possessions intimes dans les chambrettes des combles, grillées comme des cellules de nonnains.

Ce quartier se saturait d’un composé d’odeurs indéfinissables où l’on retrouvait à travers les exhalaisons du varech, de la sauvagine et du goudron, les senteurs du musc et des pommades. Et les fenêtres ouvertes des alcôves dégageaient, à travers leurs carreaux, les miasmes du rut, forts et contagieux.

À mesure que la nuit avançait, les femmes, plus provocantes, entraînaient, presque de force, les récalcitrants et les temporisateurs. Des hourvaris accidentaient le brouhaha de la cohue. Et toujours dominaient le raclement des guitares barcarollantes, les pizzicati chatouilleurs des harpes, les grasses et catégoriques bourrées des musicos, et par moments des cliquetis de verres, des rires rauques, des détonations de champagne.

Jusqu’à onze heures, les pensionnaires des abbayes avaient la permission de circuler, à tour de rôle, dans le quartier et même d’aller danser au Vaux-Hall et au Frascati, deux salles de bal du Fossé-du-Bourg.

Passé cette heure, couvre-feu partiel, ne vaguaient plus que les habitués sérieux sur qui, peu à peu, les bouges tiraient définitivement leurs huis. Les crincrins s’assoupissaient aussi. Bientôt on n’entendait plus que la lamentation du fleuve à marée haute, les vagues battant les pilotis des embarcadères