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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/208

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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Ris tant que tu voudras, mon cher. Mais sache bien que pour assurer à mes yeux la volupté, la caresse de cette attitude du jeune pataud, j’irais jusqu’à me faire cultivateur ; oui, uniquement, afin de prendre le gaillard à mon service. C’est peut-être un fort mauvais sujet, un caractère intraitable, un serviteur malhonnête, mais, fût-il ivrogne, paillard et voleur, je lui pardonnerais ses vices comme simples peccadiles à raison de sa plastique supérieure… Celui-ci et les autres que nous avons observés ne manquent pas de galbe, je t’accorde que leurs mouvements sont identiques. Bref, c’est la même recette, le même consommé : il n’y manque que le savouret.

— Eh bien, il est heureux que tu ne saches dans quelle cuisine ce savouret, comme tu l’appelles, est allé relever le potage !…

— Oui, car je serais capable de l’engager sur l’heure.

Et comme Marbol ricanait de plus belle :

— Oh ! tais-toi, supplia son ami. Si tu étais vraiment artiste, tu comprendrais cela !

Et en retournant, abattu, renfrogné, il ne desserra plus les dents de toute la route.

Peu à peu l’équilibre, l’eucrasie, le bon sens, la saine raison de Bergmans lui déplurent. Il se blasait sur ses amis. Il allait maintenant jusqu’à trouver son inséparable triumvirat trop tiède, trop prudent. Au peintre il reprochait l’épaisseur, l’opacité de ses vues, son manque de curiosité et d’inquisition. La santé exubérante, les luxuriances, l’épanouissement, l’optimisme du génie de Vyvéloy ne lui procuraient plus les jouissances d’autrefois.

Ses sorties amusaient beaucoup son petit cercle. Ils traitaient leur censeur en enfant gâté et le ménageaient comme un cher convalescent. Leur bonté protectrice, leur mansuétude, leur indulgence, loin de calmer Laurent, achevaient de le mettre hors de lui et, ne parvenant pas à entamer leur sérénité, il leur brûlait la politesse, quitte à venir les retrouver quelques jours après. Les autres ne lui gardaient aucune rancune et lui passaient ses incartades et ses propos passionnés comme autant de paradoxes et de sophismes d’un grand cœur.

Mais, hanté par ses idées biscornues, Laurent rêvait d’y conformer sa conduite. Le moment arrivait où il dépouillerait ses derniers préjugés et enfreindrait les conventions sociales. Ses allures excentriques lassèrent enfin la tolérance de ses intimes et, en personnages ayant une situation à garder devant le monde, ils risquèrent quelques observations. Un jour, ils l’avaient rencontré en compagnie d’une couple de drilles assurément fort pittoresques, rôdeurs de quai, mauvais journaliers,