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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/214

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LA NOUVELLE CARTHAGE

percussions, des maillets et des pics, couvrait les giries des cabestans, le sifflet des sirènes et le fracas du portage.

Puis, après l’hôpital, la fourrière, la morgue. Des champs incultes où des carcasses de navires, couchées sur le flanc, lézardées, rongées de varech, lépreuses, la mine d’incurables, de baleines échouées, attendaient qu’on les déchirât ou achevaient de pourrir comme une charogne parmi les détritus et les menues épaves.

Laurent poursuivait encore. Il tournait les entrepôts de matières inflammables. Des magasins de pétrole et de naphte s’immergeaient comme des îlots dans des bas-fonds marécageux. Ici s’arrêtait, pour le quart d’heure, l’industrie de la grande ville. Barrant l’entrée de la campagne, vers Austruweel, régnaient les glacis de la vieille citadelle du Nord, forteresse de rebut, boulevard encombrant et démodé, épouvantail déchu, poulailler chétif dont la ville utilitaire venait d’obtenir la cession et qu’elle s’empresserait de saper pour la convertir, comme ses autres annexions, en darses, en docks, en hangars, en cales sèches. Ah ! que ne pouvait-elle en agir de même avec tous ces retranchements et ces remparts dont on s’obstinait à l’entourer ! Car la cité, essentiellement marchande, subit à contre-cœur son rôle de place forte, quoiqu’elle y ait été prédestinée dès l’origine, par ce burg romain, son berceau, dont on voit encore aujourd’hui les vestiges et d’où la poésie spoliée et travestie guette son chevalier, comme, aux premiers jours, Elsa de Brabant, marquise d’Anvers, conjurait l’apparition de Lohengrin, son vicaire, dans le sillage éblouissant du cygne fatidique.

Gardant au cœur un dernier scrupule filial, au lieu d’abattre le vénérable donjon, Anvers se contente de le bafouer en le flanquant de deux promenoirs aussi mesquins que des praticables d’opéra comique.

Mais elle n’userait même pas de ces contestables égards envers les bastilles plus récentes.

Elle maudit comme une détestable servitude l’enceinte de fortifications que ses princes ne consentent à démolir de siècle en siècle que pour les transporter plus loin et les rendre inexpugnables.

La Pucelle d’Anvers, plus hautaine que belliqueuse, foulerait volontiers aux pieds la couronne crénelée dont on la coiffa de force.

L’histoire ne laisse pas de justifier la répugnance de la métropole pour cette toilette guerrière. Au lieu de la préserver, ces murailles et ces remparts attirèrent de tout temps sur elle les pires fléaux. Assiégée durant des mois, bombardée, puis