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LA NOUVELLE CARTHAGE

même énergie, semble les animer ; aucune équipe ne gagnera notablement sur la masse. Leur respiration haletante s’accorde avec le rythme de leur nage ; ils se penchent et se renversent spasmodiquement, les tolets gémissent à chaque coup d’aviron, et l’eau dégouttant des palettes promène à travers la nappe glauque un ruissellement d’escarboucles.

Du bâtiment, point de mire de cette passionnante régate, on a vu s’avancer leur flottille qui semblait de loin, tant elle se tient compacte et serrée, un banc de poissons migrateurs. Le monde se presse sur le pont. Le capitaine et son équipage suspectent et flairent en ces rameurs endiablés les émissaires des mercantis et des pourvoyeurs du port.

Le chef, qui n’en est pas à sa première rencontre avec ces landsharks, ces requins de terre, change de couleur et se met à sacrer comme un diable. Les matelots, eux, quoique ayant ample sujet de rancune contre cette race, affectent bien quelque humeur, mais ne grommellent que du bout des lèvres ; ils rient plutôt sous cape et s’émoustillent à l’idée des plaisirs usurairement payés, mais si copieux et si intenses, que leur procureront ces entremetteurs.

À une encablure du vaisseau, les canotiers de la tête hèlent le capitaine, un Anglais congestionné qui accueille leurs ouvertures par une recrudescence d’imprécations et les menace même, s’ils ne décampent au plus vite, de les canarder comme une compagnie de halbrans. Mais les runners, incomparables louvoyeurs, possèdent leur code maritime. Ils en tournent aussi adroitement les pénalités qu’ils esquivent les rapides et les hauts-fonds de l’Escaut. Pures rodomontades que les sommations de l’Anglais ! Il se garderait bien de s’attirer une vilaine affaire. Aucune loi belge ne l’arme contre l’investissement de son navire par les commis de victuaillers.

Aussi, forts de la connivence légale, les sacripants affectent d’autant plus de pateline conciliation que le rageur leur lance, à défaut d’autre mitraille, les plus gros projectiles de son arsenal de gueulées. Les damned son of a whore ! alternent avec les bloody son of a bitch !

Sur ces entrefaites, les autres équipes, lâchant les rames pour se servir de harpons, s’accrochent à l’arrière, grimpent le long des œuvres mortes, jouent des pieds et des mains, et foulent le pont avant que le capitaine ne soit arrivé à bout de son chapelet d’imprécations.

L’équipage n’exécute plus ou n’écoute que mollement les voix. À dire vrai, les matelots pactisent avec les envahisseurs. L’approche du port amollit ces grands gaillards, la discipline se relâche ; ils sont puérils et distraits comme des collégiens à