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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/254

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LA NOUVELLE CARTHAGE

rences, jouissait de l’extrême familiarité que lui témoignaient ces tribus d’athlètes sélectionnés

Il longea le grand bassin du Kattendijk. Son cœur battit plus fort à la vue des compagnons de l’Amérique, la « Nation » dont il avait fait partie, en train de décharger des grains. Les sacs agrippés à fond de cale par les crocs de la grue étaient guindés à hauteur des mâts et de la cheminée, puis le formidable levier, décrivant un horizontal quart de cercle, entraînait sa portée jusqu’au-dessus du camion attendant sur le quai.

Debout sur le camion, nu-tête et bras nus, un grand gaillard, les reins sanglés comme un lutteur, une sorte de serpe à la main, accrochait au passage les sacs surplombant sa tête, les débarrassait de leurs élingues et, du même coup, rendait la liberté de son mouvement à la machine qui virait pour continuer ses fouilles.

À la file, d’autres compagnons, coiffés, ceux-ci, du capuchon, s’approchaient à point nommé pour transborder sur un second camion la charge que l’homme nu-tête soulevait d’un tour de main et assujettissait contre leur échine. Alentour, les balayeuses rassemblaient en tas le grain qui se répandait à chaque voyage de la machine par les fissures des sacs accrochés et mordus.

En s’approchant, Laurent reconnut dans le principal acteur de cette scène, dont lui seul, peut-être, parmi ses contemporains, ressentait jusqu’aux moelles la souveraine beauté et qui eût sollicité Michel-Ange et transporté de lyrisme Benvenuto Cellini, le débardeur secouru par lui dans le galetas et s’estima récompensé au delà de toute perspective terrestre ou divine par l’émotion dont l’emplissait la vue de cette noble créature restituée à la vie et à son décor. Un instant Laurent songea à héler le personnage, mais il n’en fit rien ; le brave gars eût pu croire, tant son bienfaiteur avait l’air minable et dénué, que celui-ci faisait brutalement appel à sa reconnaissance. Paridael se hâta même de poursuivre son chemin, craignant d’être reconnu, se félicitant d’avoir eu ce scrupule, mais non sans envoyer du fond de l’âme à son obligé l’effluve le plus chaud de son fluide affectif.

Il dépassa les cales sèches, traversa force ponts et passerelles, atteignit les entrepôts de matières inflammables, les magasins de naphte immergés dans des bas-fonds marécageux, les tanks à pétrole, cuves immenses comme des gazomètres, tous objets d’apparence topique contribuant à la démarcation de ce paysage commercial.

Ici s’arrêtait, lors de ses dernières vagations, l’industrie accapareuse et vorace de la métropole.