Aller au contenu

Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/261

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
257
LA NOUVELLE CARTHAGE

La palissade enclavant la cartoucherie fut balayée, la maçonnerie s’effrita, les murs se lézardèrent et s’entr’ouvrirent comme des décors d’opéra, ou comme si se déclaraient de subites voies d’eau et, dans une verte lumière de bengale ayant la couleur d’une mer glauque et phosphorescente, d’insolites formes humaines tourbillonnèrent devant ses yeux, plus rapides, plus fugaces que les mille chandelles folletant sous la paupière d’un apoplectique ou qu’un banc de poissons lumineux. Quelque endiablées que fussent leurs virevousses, Laurent démêla dans ces apparitions des têtes sans corps, des torses sans membres, des pieds et des mains amputés, et ce qui le consterna surtout, dans ce météore, fut l’expression conjuratrice, implorante ou terrifiée des yeux éclairant ces têtes exsangues, les mêmes beaux yeux d’adolescents si fripons il y a quelques secondes, et le rictus, la convulsion, la grimace d’atroce souffrance de ces bouches, les mêmes bouches tout à l’heure si mutines, si railleuses, et ces minois ouverts et hardis de bouts d’hommes émancipés ne reculant devant rien, tordus à présent, convulsés dans il ne savait quel spasme…

Assistait-il à un naufrage ou à un incendie ? Il revoyait à la fois les enfants martyrisés du chantier Fulton et les émigrants qui avaient sombré avec la Gina. Et un de ces visages, celui du jeune Frans Verwinkel, ressemblait extraordinairement à celui de son cher petit Pierket, le frère cadet d’Henriette et l’image mutine et luronne de sa sœur.

Cette fantasmagorie ne dura qu’une mortelle seconde, après laquelle la lumière verte s’éteignit, les parois se refermèrent, le palis se releva et la vilaine usine reprit son apparence revêche, mais normale.

« Ah ça ! se dit Paridael, deviendrais-je fou ? »

Et rougissant de cet accès morbide qu’il attribuait à une hyperesthésie causée par sa maladie, à l’action capiteuse de l’air après une longue claustration, il se décida enfin à tourner le dos à ces objets hallucinants et se dirigea vers le fleuve.

Deux ou trois fois, cependant, il ramena les regards vers le chantier, revint un instant sur ses pas comme s’il avait oublié quelque chose ou si quelqu’un de bien-aimé le rappelait pour lui redire adieu.

Graduellement ce charme cessa d’opérer. L’apparence normale et rassurante du reste des objets sous la lumière et dans la tiédeur de ce premier beau jour le lénifia lui-même. Pas un nuage n’offusquait l’opale azurée du ciel. D’imperceptibles vaguilles ridant la rivière inondée de soleil faisaient songer à ce frisson d’aise, à cette petite mort courant au flanc d’une monture flattée par son cavalier.