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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/263

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LA NOUVELLE CARTHAGE

entendit partir de la cartoucherie une série de petites détonations de plus en plus précipitées, et comme il renonçait à les compter, une commotion lui laboura les jambes, le sol se tendit et se détendit comme un tremplin sous ses pieds et le fit bondir, d’un élan involontaire, à quelques mètres en avant.

Un tonnerre, comparable à celui de tous les canons des forts réunis en une seule batterie, lui brisait le tympan et faisait jaillir le sang de ses oreilles. Simultanément, une partie de la cartoucherie — hélas, les ateliers des enfants ! — oscilla, se désagrégea comme un simple château de cartes et ramassé, englobé dans une trombe blanche, monta, fusa vers le ciel.

Cela monta d’un seul jet très vite, ah ! trop vite, droite tige d’une végétation spontanée et au bout de cette tige, blanche et cotonneuse, qui n’en finissait pas, se forma l’immense masse bulbeuse d’une tulipe rose et noire s’épanouissant comme la fabuleuse agave au fracas de la foudre, mais floraison mort-née effeuillant ses pétales en un funèbre feu d’artifice.

Au deuxième coup de trois heures, durant le millième de seconde que vécut cette fleur pyrique, Laurent, scrutait ces pétales, démêla des bras, des jambes, des tronçons, et aussi d’entières silhouettes humaines, gesticulant horriblement, tels des pantins trop désarticulés. Il se rappela gestes et contorsions analogues dans des toiles de peintres hallucinés, évocateurs de sorciers se rendant au sabbat… Et ces parties de la tulipe rose et noire, sanguinolentes ou carbonisées, décrivaient dans toutes les directions de longues trajectoires, et sans cesse pleuvaient, pleuvaient, pleuvaient d’innombrables débris avec accompagnement d’intraduisibles clameurs et de la continuelle pétarade. Giries de brûlés vifs ! Pyrotechnie néronienne !

Comme il semblait à Laurent avoir entendu déjà de ces voix, quelques masses s’abattaient autour de lui en même temps qu’une grêle de balles, et il eut la vision précipitée d’un tronc auquel adhérait un corsage, d’un pied d’enfant encore logé dans son petit sabot, d’une jambe musclée culottée de dimitte, et du même coup il se rappelait la cambrure de ce corsage, le pli de ce pantalon, le bruit guilleret de petits sabots courant à leur besogne et la belle impudence d’un visage émerillonné sous certaine visière bravache :

« C’est moi, Frans Verwinkel, qui fais partir le fulminate ! Il faudrait me voir à l’œuvre. Je n’ai qu’à frapper ainsi, et le tour est joué ! »

Peut-être le pauvret n’avait-il eu qu’à frapper ainsi…

Non, c’était impossible ! Laurent n’en pouvait croire ses sens. Le mirage reprenait de plus belle. Pour se convaincre