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Page:Eekhoud - La nouvelle Carthage.djvu/59

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LA NOUVELLE CARTHAGE

— Oui, c’est très beau, fit Béjard, qui les rejoignait avec Dupoissy, son inséparable… Au baron de Waerlant… Très chic, en vérité… mais grevé aux trois quarts… On aurait la bicoque pour cinquante mille francs en sus des hypothèques qui montent bien à cent mille francs… Avis aux amateurs.

— Juste châtiment d’un aristocrate fainéant et libertin ! approuva Dupoissy d’une voix nasillarde de chantre d’office funèbre.

Ces chiffres douchèrent l’admiration de ces gens bien élevés, prétendant tous à une position solide. Ils se hâtaient de poursuivre leur chemin, avec une moue choquée, honteux de leur condescendance envers cet immeuble, un peu comme si le propriétaire aux abois allait déboucher d’un quinconce et leur emprunter de l’argent.

Après une heure de marche sous la coupole bleue où viraient des alouettes tirelirantes, parmi les champs où le regain faisait parfum de toutes ses meules, sans oser se l’avouer, tous commençaient à en avoir assez de ce vert, de ce bleu, de ces fermes closes et de ces domaines dont ils ne connaissaient pas les habitants. On fit halte dans un petit bois de sapins, le seul de la région, un malheureux bosquet artificiel, planté là tout exprès par le propriétaire, premier commis des Dobouziez, un garçon comprenant les « plaisirs de la campagne » et les « déjeuners sur l’herbe ». Or, tous les villégiateurs s’accordent à proclamer qu’il n’y a pas de déjeuner sur l’herbe sans un petit bois. On avait longé de superbes avenues de hêtres et de chênes généreusement ombragées, tout indiquées pour une halte. Mais il fallait un bois, ce bois fut-il minable et pouilleux !

Les ombrelles de ces dames suppléèrent l’ombre avare des conifères. On déballa les provisions, on mangea froid et on but chaud, l’ingénieux appareil à frapper le champagne ayant refusé tout service, comme c’est le cas de la plupart des appareils perfectionnés. Le déjeuner fut très gai cependant, et on ne manqua pas de sujets de conversation, grâce au maudit appareil et à la chaleur. Les chenilles et les coléoptères qui tombaient dans les assiettes et dans le cou des demoiselles permettaient à Gaston et Athanase Saint-Fardier d’écheniller Angèle et Cora Vanderling, près desquelles ils s’étaient faufilés et dont la coquetterie les engluait bel et bien.

Une compagnie de petits paysans revenant de la grand’messe, regagnaient leur hameau au pas accéléré. D’abord défiants, timides, les jeannots s’arrêtèrent, puis, après s’être concertés, rouges comme des gorges de dindons, ils approchèrent, l’un poussant l’autre, et on chavira dans le tablier des